mardi 23 mai 2023

23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perdre, ou, à vrai dire, pour apprendre à m'y perdre judicieusement. Ce n'est que beaucoup plus tard, lors d'un énième séjour parmi mes amis Sabotiens, et seulement après avoir obtenu la faveur du maire de San Sabotio, que j'en apprendrais le secret jalousement gardé, ce qui me permettrait d’éclairer ma confusion initiale.

Comme un intrus, le souvenir de ces événements s'imposa à moi au coeur même de ma  réminiscence première. J'en suivis le fil, me retrouvant soudain projeté presque deux décennies en avant, mis en abîme à l’intérieur de ma propre mémoire. En effet, plusieurs années plus tard, alors que j’arborerais une barbe fournie à souhait et que je suinterais d’une saine et masculine virilité, je tirerais le maire de San Sabotio d'un faux pas scabreux (il ne pourrait s'empêcher de fricoter avec le fils à peine nubile du prévost royal lors d'un bal masqué, se faisant surprendre nu avec le jeune homme à l'intérieur du gâteau géant aux haricots présenté en l'honneur du jubilé du roi Rouillaste XIII, au beau milieu de la Salle aux engrenages de surcroît!) grâce à un puits d'huile de première qualité que je découvrirais lors d'une aventure bien arrosée avec Mougrall, le Grand Cuvetier de Macérovie, après que ce dernier m’aurait invité à célébrer le mariage de sa fille à sa villa de campagne. 

Voici donc comment ces événements se déroulèrent: après avoir bu une quantité astronomique d'alcools divers avec Mougrall, nous eûmes un léger désaccord numismatique. De mon côté, j’étais convaincu (et, à vrai dire, je le suis encore aujourd’hui, peu importe ce qu’en dira ce diable de Mougrall!) que les monnaies à l’effigie de la Première Cuve avaient été frappées à même celle-ci, ou thèse intrinsèque, mais mon hôte était quant à lui partisan de la ridicule thèse dite «extrinsèque», voulant que les pièces aient été données en cadeau au Grand Cuvetier de l’époque par le roi de Vulgarie, en hommage à la beauté sublime de la Première Cuve. Mougrall, qui est le plus grand cuvetier à avoir jamais vécu, mais qui est un numismate médiocre, me défia, comme il est de coutume en Macérovie, à un concours de pelletage dans son verger, derrière la villa. J’acceptai sans la moindre hésitation, et nous frottâmes nos sexes enduits de choucroute l’un sur l’autre pour garantir notre honnêteté mutuelle.

Nous nous mîmes ensuite d’accord sur les termes de notre affrontement. Les femmes, bien évidemment, s’opposèrent à une telle enterprise. Comme toujours, elles étaient hystériques et s’inquiétaient pour des riens, mais il n’en demeure pas moins que notre ivresse était telle que le défi passa rapidement du pelletage à l'excavation; trois jours plus tard, nous n’avions toujours pas dégrisé, et nous avions tous les deux recruté la moitié des hommes en âge du village pour nous aider, et même quelques vieillards à peine capables de tenir debout et un certain nombre d’enfants encore aux langes. 

Il fallut ensuite établir un système complexe de courroies et de poulies pour déplacer la terre et les roches de manière efficace, et bientôt, à partir de la deuxième semaine en fait, les gens accoururent de localités de plus en plus distantes pour assister à notre duel. Nous amassâmes même un pécule considérable après que nous eûmes, dans un premier temps, instauré un système de billeterie, puis, avec la construction d’estrades, nous fûmes en mesure de financer la suite des choses de manière plus sérieuse.

Les choses se corsèrent lorsque nous démarrâmes les premières excaveuses au charbon. Le ciel se couvrit d’épais nuages de suie et une grande partie des spectateurs tombèrent malade, ce qui faillit faire s’écrouler le montage financier. Heureusement, il y avait assez de médecins dans la salle (les estrades étaient désormais recouvertes d’un toit rétractable, ce qui permettait de continuer à accueillir des spectateurs lors de journées pluvieuses) et ceux-ci purent s’occuper des malades tout autant que des estropiés (les excaveuses sabotiennes avaient la fâcheuse habitude d’exploser) sans que cela ne nuise davantage à notre financement. 

À ce stade, deux trous (en fait, il serait plus exact de parler de crevasses si profondes qu’elles déstabilisent probablement encore à ce jour la situation séismoslogique de la région et que plusieurs cuves de gros calibre se sont simplement enfoncées dans le sol pour y disparaître à tout jamais) extrêmement béants ornaient dorénavant le terrain de Mougrall. On pourrait penser que de tels excès ne firent que nous épuiser et laisser d’horribles cicatrices dans sa cour, mais nous dégageâmes tous deux des bénéfices considérables de notre confrontation, puisque nous jouissions dorénavant d’une réputation incroyable et que des gens riches et célèbres venaient du monde entier pour parier sur le résultat final, manger un peu de choucroute avec nous et trinquer.

Les billets coûtaient une fortune, et après la première année, seuls les membres de la nobilité ou de la royauté, ou encore des bourgeois bien gras, pouvaient s’offrir une entrée. Le plus mémorable fut la visite de l’empereur de France. Sa caravane de montgolfières était si longue et si massive qu’elle bloqua l’horizon pendant des journées entières, et la plupart des fermiers sur son trajet perdirent leurs récoltes. J’en ai encore des frissons! Et que dire du vin que l’empereur nous fit déguster! Tout simplement exquis!

Nous poursuivîmes et, après six longues années, alors que j’étais à un doigt de la victoire, ma pelle mordit dans quelque chose de mou: une veine d’huile! Cet événement me coûta la partie, mais Mougrall, et c’est tout à son honneur, eut pitié de moi et m’offrit  une cuve entière de cette huile d’une qualité inégalée. C’est donc grâce à celle-ci que je pus lubrifier la Salle des engrenages et détourner l’attention du faux pas du maire de San Sabotio et qu’il me révélerait ensuite le secret des tunnels de sa ville, et même qu’il irait jusqu’à me faire visiter les installations gigantesques qui n’avaient, jusqu’à ce jour, jamais été foulées par un étranger.

C'est donc dire que lors de mes premières journées, ignorant que j’étais et après avoir traversé le gouffre entre le port alpestre et la cité, je demeurai près de la surface, épouvanté par les tunnels labyrinthiques qui s'enchevêtraient pêle-mêle à l'intérieur du roc, comme la chevelure minérale d'un dieu fou refusant qu'on le peignît.

Certes, dès mes premiers pas sur la terre ferme, mon esprit rompu à la cartographie ébaucha un plan des corridors. Hélas, j'étais encore un jeune homme plutôt naïf, et je ne connaissais rien des obscurs mécanismes qui veillaient à la sûreté de la Sabotie. Sans barbe et sans expérience, je ne valais, pour tout dire, guère plus que mon faible poids en clous rouillés de troisième ordre.

Voici donc ce que me révéla le maire de San Sabotio. Alors que des pays comme les Macérovie ou la Vulgarie se défendent des envahisseurs par la répugnante odeur qui s’échappe de leurs cuves ou de leurs citoyens, la Sabotie a trouvé un moyen encore plus efficace de décourager les autres nations de s’en prendre à eux, méthode qu’un simple pince-nez ne permet nullement de réfuter: un système extrêmement complexe d’engrenages vissés à même le roc permet de modifier chaque jour la configuration des tunnels. Les divers fragments de San Sabotio, par exemple, peuvent être assemblés de plus d’un million de façons différentes, aux dires du maire (les chiffres avancés par le prévost ou par Rouillaste XIII sont de l’ordre du milliard, mais cela me paraît exagéré).

Il est donc rigoureusement impossible à une armée ennemie de s’infiltrer chez les Sabotiens. En quelques jours, les soldats s’égarent dans les corridors. Il est ensuite facile de leur trancher la gorge lorsqu’ils s’effondrent, terrassés par la fatigue ou la folie, ou les deux à la fois.

Ce furent des journées difficiles, voire pénibles, car les éléments les plus douteux de la société sabotienne sont ceux qui restent en surface et je dus à ma seule vigilance d’échapper de peu à nombres de traquenards, guet-apens et pièges. Comme un envahisseur étranger, j’étais moi aussi au bord de la folie, et ce fut en fin de compte le Maître-ballonier qui me sauva, et qui, comme on le verra, me permit de réaliser la plus grande avancée de tous les temps en cette si belle science que l’on nomme «cartographie».

mercredi 23 mars 2022

22. Deux adieux

Malgré la grande hâte que j'éprouvais d'explorer cette ville étrange, accrochée au flanc de l'oppressante montagne qui avait avalé, sans perdre de sa superbe, notre frêle esquif à trois mâts, il me faudrait prendre mon mal en patience. Pourtant et irrésistiblement, San-Sabotio m'aiguichait de ses nombreuses lueurs de torches qui s'enfonçaient à même la paroi rocheuse dans d'improbables cavités réparties de manière saugrenue et incongruente et qui, à cette heure tardive et crépusculaire, vacillaient au gré des forts vents déchirant l'air à cette altitude, puissants mistrals qui éraillaient le roc, sans être toutefois dépourvus d'une certaine musicalité sardonique, qui raclait de ses notes pesantes, tel un archet géologique, les cordes sensibles de mon âme . On pouvait y déceler une activité incessante, et il flottait dans l'air une odeur qui n'était pas sans m'évoquer le quartier des menuisiers, à Gobières. Quelles merveilles recelait-elle? Quels mystères et quelles intrigues s'y tramaient, au coeur de sa vie minérale et absconse? Comment parviendrais-je à subvenir aux besoins de Flatulie et de mon fils ou demi-frère dans cet environnement étrange et barbare?

Peu importe l'attrait que j'éprouvais alors pour San-Sabotio, il eût été téméraire de quitter le navire dans l'obscurité naissante. L'ascension avait été on ne peut plus éprouvante, et nos nerfs, mis à rude épreuve par celle-ci, n'eussent pas supporté un nouvel affront, nocturne de surcroît. Par ailleurs, les quais amovibles étaient relevés pendant la nuit, car il aurait fallu être suicidaire pour s'y engager dans l'obscurité. En effet, comme je l'apprendrais plus tard, il fallait graisser ceux-ci plusieurs fois par jour pour les empêcher de rouiller dans l'air salin et humide du large alpestre. On ne pouvait donc raisonnablement s'y aventurer qu'à la clarté du jour, accompagné d'un guide expérimenté au pied sûr et retenu par un enchevêtrement de cordes, de mousquetons et de pesantes bottes de fonte aimantées.

Avant d'aller me coucher, profitant des dernières lueurs du jour agonisant, je risquai un ultime coup d'oeil vers le haut et j'en eus le souffle coupé. Je tombai à genoux, terrassé. Nous n'avions atteint, après tout ce temps qu'avait duré la pénible montée, qu'un point somme toute intermédiaire, et le sommet du colosse de granit se fondait dans les ténèbres naissantes des cieux, dérobant la plénitude de sa majesté outrancière à mon oeil las, et défiant l'empyrée de son inconcevable masse qui s'élançait à l'assaut de l'infini. Comment les Sabotiens parvenaient-ils à vivre en un tel endroit, écrasés par tant d'insolence pétrée?

C'en était trop; je revins en rampant péniblement jusqu'à notre couche et me blottis contre Flatulie. Je laissai son odeur et sa chaleur familières m'envelopper tendrement, s'insinuer en moi, et les arômes de méthane et de souffre qui définissaient si bien sa tendre féminité m'éraflèrent les narines et me firent sombrer dans un abysse réconfortant, chaud et mou, bercé par le rythme apaisant de ses ventosités régulières et des craquements lugubres du navire. Dans un ultime entrelacs, à mi-chemin entre l'éveil et l'inconscience, j'entrevis qu'elle me tapotait doucement le dessus de la tête, comme avait l'habitude de le faire Omblé pour me consoler. Je voulus protester, mais j'étais déjà beaucoup trop profondément enfoncé dans les limbes du sommeil pour m'en extirper et lui signifier ce que ce geste avait d'humiliant pour moi, qui se tenait au seuil de l'âge adulte, lesté de responsabilités sérieuses.

Je m'éveillai encore fatigué, mais prêt à entreprendre la prochaine étape de mon périple avec l'aplomb que nécéssiterait ma qualité bientôt acquise de père ou de demi-frère. Fidèle à ma rigidité matinale, je me tournai pour en faire don avec mon enthousiasme habituel à Flatulie, mais mon membre, puis mon âme, se heurtèrent à du vide. Elle avait disparu. Cela ne me disait rien qui vaille; depuis qu'elle avait atteint les stades avancés de sa grossesse, elle ne quittait à vrai dire presque jamais notre couche. Pris de panique, j'entrepris de m'élancer promptement à sa recherche, mais appuyant ma main par terre pour me lever, j'éprouvai une sensation de rugosité, qui n'était pas celle du bois: un bout de parchemin roulé et cacheté d'un seau de cire portant une lettre F stylisée gisait là, ersatz malingre qui ne pouvait sérieusement prétendre se substituer à la masse odorante et excitante de Flatulie. 

Il me fallut plusieurs minutes pour me ressaisir et, au prix d'un effort de volonté surhumain, maîtriser les tremblements qui m'empêchaient de dérouler le parchemin pour en lire le contenu. Je pouvais d'ores et déjà en augurer la teneur approximative, mais le ver était dans le fruit, et la seule direction envisageable que pouvaient désormais emprunter mes sentiments était pentue à souhait. Le vertige que j'éprouvai à cet instant réduisait à néant celui qui, la veille seulement, m'avait tordu les entrailles alors que j'avais osé jeter un coup d'oeil par-dessus la rembarde du navire. Les profondeurs stratosphériques qui nous narguaient d'en bas du monstre de pierre n'étaient plus que des peccadilles à côté du vide intersidéral dans lequel venait de s'engouffrer mon âme esseulée. Je parvins, de peine et de misère, à enfin dérouler le parchemin, et je lus:

Mon garçon,

Je n'ai d'autre choix que de te laisser. Je ne veux pas que tu assumes la responsabilité d'un enfant qui n'est ni le tien, ni celui d'Omblé. Oh! si tu savais combien je regrette d'avoir entretenu chez toi cette funeste méprise! Pourtant, j'espère que tu me le pardonneras un jour. Lorsque tu as inopinément rejoint le navire, à notre départ de Gobières, je n'ai pu me résoudre à te révéler la vérité. Un long voyage pénible était devant nous, et il allait te falloir toutes tes forces pour en surmonter les épreuves. Me suis-je trompée? J'ose espérer que non, et que le choc que cette révélation aura aujourd'hui sur toi sera moindre que si j'avais déballé mon sac lors de notre départ. Tu dois bien te demander, à présent, qui peut bien être le père de cet enfant que je porte, et que tu as nourri constamment par tes attentions romanesques et matinales. Eh bien, il ne s'agit ni plus ni moins de Gourmol, le grand sorcier de Bobignon. Je suis vraiment désolée,  mais c'est grâce à lui que j'ai pu survivre aussi longtemps dans cet enfer fétide, alors malgré la répugnance qu'il m'inspirait, je n'avais d'autre choix que de céder à ses avances repoussantes, car de cela ma vie dépendait. Je tiens toutefois à te dire, mon garçon, que j'ai passé avec toi certains des plus beaux moments de ma vie, et que...

Mes larmes coulaient si abondemment que le reste de la lettre était déjà illisible. Soudain, entre deux hoquets de tristesse, je remarquai qu'une fine chaînette dorée reliait le parchemin à un objet. À demi aveuglé par mes pleurs pleins d'amertume, j'en suivi les mailles délicates jusqu'à leur aboutissement, et quelle ne fut pas ma surprise de constater que Flatulie m'avait laissé, en guide d'adieu, une ultime conserve de format géant des haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie! C'était tout à fait incroyable; après tout, je croyais dur comme fer que nous avions utilisé nos dernières cartouches de ce mets exquis pour franchir le pont de Bobignon. 

Du revers de ma manche, je m'essorai le visage, m'emparai de l'ouvre-boîte qui pendait toujours au bout de corde que j'employais en guise de ceinture, et j'ouvris ce trésor inestimable. Bien vite, mon larmoiement amer se mêla à des larmes d'une joie indicible. Non seulement c'était une conserve de la réserve spéciale du prévôt, mais de surcroît il s'agissait du millésime de l'année de la comète, le meilleur jamais produit. Rapidement, mes entrailles se contractèrent douloureusement et je lâchai une série ineffable de flatulences qui se réverbérèrent dans la coque du navire, à un tel point que le capitaine Zabotof, alarmé, se rua vers ma couche pour en découvrir l'origine. D'un coup d'oeil avisé, il comprit la situation qui m'affligeait, et prit place à mes côtés. Il se tenait toujours l'anus à deux mains lors de ses déplacements, conséquence de l'attaque des pirates, et je m'en inquiétai.

- Ta sollicitude me touche, mon garçon, mais ce n'est rien, dit-il du ton calme de celui qui en a vu d'autres. Les rebouteurs de San-Sabotio sont célèbres de par le monde; il le faut bien, puisque la vie des Sabotiens est si périlleuse. Tu sais, mon garçon, les femmes sont le plus grand mystère de la vie. En mer, la plupart du temps, nous sommes entre hommes, et il n'y a que l'immensité de l'océan pour nous séduire de son chant de sirène. Tu ferais un bon officer; tu as fait preuve de tes nombreux talents lors de la traversée, et tu es mignon. Pourquoi ne pas te joindre à nous, et naviguer sur les mers du monde?

Je reniflai avant de répondre, mais il ne me fallut pas longtemps pour prendre ma décision.

- Merci, captaine, mais cette vie ne saurait être la mienne. J'ai compris quelque chose, ce matin. Les attaches matrimoniales, pas plus que maritimes, ne me sont destinées. C'est l'aventure qui est ma maîtresse, et même si je ne sais pas ce que je vais faire ici, à San-Sabotio, je me débrouillerai bien. La curiosité sera mon guide, et il y a fort à parier que les leçons d'escrime et de pugilat auxquelles vous m'avez contraint lors de la traversée me seront d'un grand secours. Adieu, capitaine!

- Bonne chance, mon garçon, dit-il en allumant sa pipe d'un air triste.

Nous nous serrâmes la main, puis nous nous étreignîmes avec l'ardeur des guerriers qui ont vaincu ensemble et survécu à des événements qui les dépassent. En attendant qu'un guide se libère, je mis les sabots de fonte aimantée et m'attachai avec de nombreuses cordes, selon la procédure détaillée qu'on nous avait fourni, pour être fin prêt à franchir la passerelle huilée menant à San-Sabotio et à cette nouvelle étape de ma vie. Le ciel, lointaine et mince fente entre les deux titans de roc qui nous cernaient de toute part, était clair et d'un azur limpide, me sembla-t-il. Je décidai que c'était de bon augure. Dès qu'une chèvre bêla à mon attention, j'accrochai mon mousqueton à l'endroit prévu dans sa barbichette, et je pris pied sur la passerelle. L'animal me mena de son pied sûr de l'autre côté du gouffre. 

"À l'abordage!" songeai-je, alors que je pris pied, le coeur léger, sur la terre ferme de San-Sabotio.

lundi 21 février 2022

21. À sabord toute!

Je déchantai rapidement lorsque je me rendis compte que la "terre" qui était en vue consistait en de hautes falaises aux mines rébarbatives, sculptées dans un roc noir, et qui de leurs hauteurs dédaigneuses nous interdisaient l'accès aux contrées sabotiennes. Elles semblaient, engoncées dans leur immensité ancienne et moqueuse, narguer les pauvres humains insignifiants que nous étions, accourus pour nous prosterner devant leurs socs immuables. Et là-haut, elles communiaient avec de sombres nuages qui bloquaient l'horizon, nous interdisant tout autant de fuir dans les espaces infinis des cieux. 

Plus le navire s'approchait de ces montres anthracites, plus j'éprouvai le sentiment immonde d'être écrasé par une force invisible, jaillie des entrailles du passé, semblable en cela aux profondeurs océaniques innommables que j'avais aperçues parfois surgir, évanescentes et terribles, dans les yeux du capitaine Zabotof. Lorsque nous fûmes au pied des falaises, tout l'horizon était bloqué, et notre monde n'était plus constitué que de minéraux enténébrés. Des éclairs déchiraient le ciel et faisaient palpiter l'ébène menaçant des montagnes, comme si celui-ci eût été doté d'une vie propre, dont le seul désir était de nous écraser sous sa férule géologique. 

Le navire n'était plus qu'un point minuscule, perdu dans l'immensité pierreuse, qui tanguait au gré de la mer agitée de soubresauts inquiétants. Mon âme était tendue, proche du point de rupture. Était-ce là l'aboutissement de notre voyage? Ce mur infranchissable qui ne voulait que nous rejeter à la mer, ou, pire encore, nous digérer? Pourtant, les matelots ne chômaient guère, et le capitaine Zabotof ne trahissait par la moindre inquiétude, ce qui ne me rassura guère, puisque suite à l'abordage de notre navive par les pirates, il avait démontré le même aplomb relatif qu'en ce moment, alors qu'il venait de se faire violer sordidement pendant plusieurs heures d'affilée. À vrai dire, les pirates ne m'apparaissaient guère plus que comme une broutille, alors que je me tenais sur le pont et que je laissais mon esprit s'imprégner de la force absolue de ces sommets sardoniques.

Toutefois, qu'aurais-pu faire? J'étais impuissant, tout comme Flatulie, et nous nous tînmes sur le pont, main dans la main, terrifiés, tandis que le navire s'approchait dangereusement des falaises. Ce ne fut qu'au moment de s'y engager que je remarquai le défilé qui s'enfonçait entre les parois verticales frémissantes de cette insaisissable haine minérale issue d'âges révolus et qui me repoussait aux confins de mon équilibre mental. Une fois que nous y fûmes entrés, à chaque tressaillement, à chaque secousse, à la moindre vibration, j'eus l'impression paniquante que le navire se fracassait sur l'un des nombreux pitons rocheux qui parsemaient l'étroit corridor, ou sur les falaises elles-mêmes qui semblaient se rapprocher peu à peu. Était-ce une illusion de mon esprit, ou bien le passage devenait-il plus étriqué au fur et à mesure que nous nous y avançions? Tout autant que j'eusse voulu y croire, je n'avais pas la moindre impression d'un salvateur parallélisme ou d'une rédemptrice divergence.

Je demeurai d'ailleurs durablement marqué par cette expérience de ma propre petitesse, de ma place ténue en ce monde. De ma vulnérabilité, de la fragilité de nos vies et de nos rêves. Nous étions des fourmis, naviguant sur un château de sable, et tout autour de nous s'élevaient les seigneurs véritables du monde, des forces nées au commencement de notre monde, voire qui lui étaient antérieures, et qui seraient encore là bien après notre éphémère passage ici-bas. Qu'avait bien pu combattre ou subir le capitaine Zabotof pour avoir une telle profondeur dans ses prunelles? Quels autres montres, marins ceux-ci, hantaient les bas-fonds océaniques? Et les cieux, et les forêts? Je me rendis compte au cours de cette expérience terrifiante que j'avais acquis beaucoup de maturité au fil du voyage. Je n'étais plus le garçon naïf et érectile qui avait affronté les bestioles malodorantes de Bobignon. Non, j'avais troqué ma candeur pour quelque chose de plus ténébreux, mais cette nouvelle attitude était trempée dans l'acier acéré du réel. J'avais en somme quitté l'enfance pour entrer de plain-pied dans l'âge adulte, ce qui changea aussi naturellement le regard que je portais sur Flatulie. Elle devint plus qu'une sorte de fontaine à orgasmes et une compagne intéressante. Elle aussi avait été taillée par des forces plus grandes qu'elle, et elle scintillait comme un joyau sans prix. Après tout, n'étions-nous pas les deux seules personnes à s'être échappées de cet infect enfer nommé Bobignon?

Nous navigâmes ainsi pendant plusieurs heures, pris dans l'étau rocheux impitoyable, qui enserrait autant le navire que mon coeur chaviré. Je devinai enfin que les matelots, tout autant que le capitaine Zabotof, se donnaient contenance en s'activant frénétiquement et en fumant pipée sur pipée. Nous n'avions pas ce luxe, Flatulie et moi; d'une part, elle était enceinte, et d'autre part, le tabac m'apparaissait comme l'un des pires vices en ce bas monde. Toutefois, j'étais si appeuré par notre folle expédition que je passai près de demander une pipe au capitaine. Je me retins en me disant que je ne voudrais pas que mon fils - ni mon demi-frère - ne me vît en train de mettre une telle chose dans la bouche.

Mes craintes se révélèrent infondées. Après un nombre d'heures incalculables, et de nombreux allers-retours de la cale au pont, je décelai droit devant nous, à bâbord, une plateforme métallique fixée à même la paroi rocheuse et sur laquelle se tenaient une poignée d'hommes coiffés de chapeaux parallélogrammatiques rouges desquels pendait une sorte de ficelle noire. Ils portaient des habits bouffants en chanvre écru, et ils avaient de longues moustaches tombantes. Leurs pieds étaient chaussés de lourds sabots de bois décorés de motifs saugrenus aux couleurs criardes. Leur apparence m'eût semblée loufoque à souhait si ce n'était de leur implacable gravité. Ils arboraient tous un air résolu et s'affairaient avec détermination à opérer une série de leviers et de manivelles, par le truchement desquelles ils faisaient tourner de nombreux engrenages de diverses tailles. Certains d'entre eux maniaient de petites pelles et alimentaient un fourneau en charbon, duquel se dégageait une fumée noire immonde qui nous fit beaucoup tousser.

Lorsqu'un grincement aigu déchira le silence qui s'était abattu sur l'équipage du navire à la vue de ces hommes et suite à nos quintes de toux, je levai les yeux et contemplai le système complexe de câbles et de poulies d'où le son était parti. Les câbles semblaient filer tout droit vers le haut, ce qui n'avait pas pour moi le moindre sens. À quoi tout cet appareillage pouvait-il bien servir? Je le découvris bien assez vite. Nous jetâmes d'abord l'ancre auprès de la passerelle rouillée qui semblait perpétuellement sur le point de tomber à la mer, puis nous attendîmes que les grutiers sabotiens raccordassent le gréement à leurs improbables mécanismes. Pendant que nous patientions, le capitaine Zabotof et les matelots attachèrent solidement tout le monde par la taille à l'aide de cordes reliées aux rambardes du navire. Les câbles de métal, quant à eux, furent solidement attachés aux mâts à l'aide de crochets destinés à cet effet, et une nouvelle série de manipulations des grutiers sabotiens activa le treuil. Le bruit de ferraille oxydée qui retentit alors me fit tressaillir si fortement que j'eusse passé par-dessus bord sans mon brin de corde. Ce son indescriptible est imprégné de manière indélébile dans mon esprit, et je grince encore des dents lorsque je me le remmémore; mais le plus étrange est qu'il est aussi associé à un sentiment ineffable de libération, car dès lors que le système avait été mis en marche, notre navire avait commencé, d'abord imperceptiblement puis de manière de plus en plus marquée, à s'élever hors des flots!

Ô, miracle des grutiers sabotiens! Ô, libération de l'étreinte funeste des falaises sub-sabotiennes! La montée fut graduelle, et bien que ce ne fût que par degrés certes infinitésimaux et presque imperceptibles que nous nous élevâmes, en réalité mon âme, elle, s'extirpa soudain d'un élan providentiel et invincible hors de sa gangue de roc noir, et remonta des profondeurs insondables du désespoir, et avec elle mon coeur se libéra lui aussi des invisibles tenailles séculaires des falaises, et ce, dès la première révolution du plus petit des engrenages. 

J'avais pris mon envol avec le navire et l'équipage! Nul ne peut ressentir ce que j'ai ressenti à cet instant sans avoir d'abord broyé le plus profond et le plus amer des noirs. L'utilité des cordes qui nous enserraient se révéla rapidement: la montée était abrupte, et il aurait été facile, au moindre faux pas, de tomber à la renverse et de chuter de plusieurs milliers de mètres en contrebas. Enfin, après de longues heures où seul le grincement des câbles et le vent de plus en plus prononcé n'émettaient le moindre bruit, le navire parvint au terme de son ascension: le port alpestre de San Sabotio étalait ses mystères devant moi.

vendredi 1 octobre 2021

20. Moussaillon

Flatulie parut d'abord contrariée que je l'eusse rattrapée in extremis, puis elle s'esclaffa. "Eh bien, on dirait que tu vas découvrir la Sabotie, mon garçon!" me dit-elle. Je me mis en colère, car elle avait pris la fâcheuse habitude de me parler de la même manière qu'Omblé et Prépulle. Je trouvais cela infantilisant, surtout que j'étais peut-être le père de son enfant! 

Très vite, toutefois, elle cessa de me prêter attention. Le mal de mer la rendait très souffrante, d'autant plus que sa grossesse n'était pas non plus de tout repos. Les attentions des marins, d'abord très insistantes et régulières, déclinèrent au fil de semaines, à mesure que son ventre enflait et que des relents de vomissures émanaient en permanence de son corps qui grossissait, semble-t-il, de partout. Ses seins, déjà gros en temps normal, étaient devenus tout à fait énormes. Malgré ses vomissements répétés, elle mangeait comme une ogresse et le capitaine n'eut d'autre choix que de rationner l'équipage. 

Les jours et les semaines passèrent. Mon émerveillement initial avait cédé à un ennui pénible à supporter. Rien n'est plus monotone que l'étendue infinie de la mer, pareille à elle-même jour après jour. J'eus néanmoins l'occasion de me garder occupé. J'avais remarqué que les marins, tout autant qu'ils délaissaient Flatulie, s'intéressaient de plus en plus à ma personne. J'en fus d'abord flatté; je leur racontai fièrement comment j'étais le fils du grand cartographe Omblé de Gobières, et mes aventures à Bobignon les fascinèrent, enfin, c'est ce que je crus. Pourtant, je décelai bientôt, sous leur apparente bienveillance, des regards de plus en plus insistants et des allusions désagréables, dont le sens m'échappait en grande partie mais dont je redoutais les aboutissements. Lorsque j'en fis part à Flatulie, elle m'avisa, entre deux reflux gastriques, que je ferais bien de développer ma musculature tout en évitant les commissions dans les cales. Je ne saisis pas tout à fait ce qu'elle voulait dire, mais l'ennui me tiraillait et je passai des heures innombrables à récurer le pont, bien en vue du capitaine. Je parvins à devenir son protégé, car il avait découvert que j'étais instruit et il pouvait donc me dicter son journal de bord, au lieu de le rédiger lui-même.

J'obtins alors le double avantage d'une forte constitution, ce qui me servirait à de nombreuses reprises au fil des années, et l'estime du capitaine. Je devinai le sort qui eût autrement été le mien lorsque d'autres moussaillons montèrent à bord lors d'un ravitaillement dans un atoll dont j'ai oublié le nom. Après quelques jours, je remarquai qu'ils ne portaient plus une simple culotte, mais une espèce de couche composée de plusieurs lanières de tissu.

Je passai de longues heures à méditer ma situation. Omblé m'avait confié une mission et j'avais échoué lamentablement, car bien que j'eusse rattrapé Flatulie, je n'avais tout de même pas été en mesure d'empêcher sa fuite. Je m'imaginais mal la forcer à m'accompagner pour un éventuel retour à Gobières. Il faudrait de toute évidence l'abandonner, elle et l'enfant qu'elle portait, à son propre sort. Qu'adviendrait-il ensuite de l'enfant, qui serait mon fils ou mon demi-frère? Mais l'appel de l'aventure résonnait en moi! 

Depuis Bobignon, j'avais acquis un désir insatiable de découvrir de nouveaux endroits exotiques. Le temps passé à Gobières, engoncé dans la routine, m'avait été insupportable. Seuls les charmes de Flatulie m'avaient, un temps, empêché d'admettre que mon destin se situait sur les routes et les mers de ce monde. Le soir, lorsque le sommeil tardait à venir, je passais de longues heures à contempler la carte de Gobières que mon père m'avait remise. J'avais passé presque toute ma vie dans les limites étroites de la cité, sans vraiment m'en rendre compte. Puis mon séjour chez Gourmol m'avait ouvert les horizons infinis du multivers. 

Plus j'étudiais la carte de mon père, plus ma résolution de fonder un nouveau genre de cartographie, basé sur les faits et la raison, m'obsédait. En effet, ayant vécu toute mon enfance à Gobières, j'étais bien au fait que la plupart des indications sur la carte d'Omblé étaient non seulement souvent imprécises, mais parfois carrément fausses. Par exemple, il n'y avait pas de monstre marin échoué dans le port, tout au plus un ivrogne aux flatulences insidieuses et sonores sous le Grand Quai. Il réalisait ses cartes selon l'ancienne méthode, grâce aux rumeurs, aux racontards, aux ouï-dire et aux légendes. Qu'un enfant puisse relever autant d'erreurs d'un bref coup d'oeil m'était inadmissible.

Mon projet n'avait toutefois rien de simple. Tout d'abord, il me faudrait sillonner les mers et les chemins du monde incessemment, ce qui, en soi, m'apparaissait tout à fait désirable. Toutefois, comment mesurer avec précision la distance entre deux lieux et ainsi établir une carte précise et véridique? Je pressentais que l'étendue sans fin de l'océan, contemplée en cherchant la solution, constituerait le gros du problème. Certes, on peut bien marcher entre deux villages en utilisant un bout de bois ou de corde et rabouter le tout avec une arithmétique relativement simple. Il suffisait d'admettre que l'ancienne méthode cartographique comportait des failles gigantesques, et les idées affluaient immédiatement. Mais la mer? Comment mesurer une telle étendue, sans le moindre repère à l'horizon de tous les points cardinaux? Il me faudrait, admis-je, inventer les outils qui rendraient ma tâche possible, ou à tout le moins, en découvrir en des contrées lointaines qui pourraient se prêter à un tel exercice ou servir d'inspiration à une invention de mon cru. 

Un beau matin dégagé, la vigie s'écria: "Terre en vue!"

Peut-être trouverais-je une amorce de réponse à mes problèmes en Sabotie?


jeudi 11 février 2021

19. Persiennes de l'âme

Les semaines qui suivirent mon retour à la maison furent tout d'abord très déconcertantes. Au cours de mon voyage dans le multivers, quelque chose avait changé en moi: j'étais devenu un homme, de plusieurs façons. Bien entendu, j'avais vogué sur les flots de la volupté aux côtés de Flatulie, mais j'avais aussi eu à faire preuve de courage; j'étais parvenu à me hisser hors de Bobignon, cette immonde fosse gluante et malodorante. J'avais aussi affronté une créature innomable, impensable, hors de toute norme, et j'avais survécu. Je n'étais pas sans ressentir une certaine fierté lorsque, le soir, je m'endormais à repensant à mes aventures des derniers mois.

Toutefois, je devais à nouveau assumer mon rôle de fils, et qui plus est, de jeune garçon soumis à l'autorité d'un père sévère et d'un précepteur nauséabond. Certes, Omblé me traitait avec plus de prévenance qu'auparavant; je semblais avoir une existence plus que théorique dans la sphère de ses pensées, mais je crois qu'il s'inquiétait surtout, et qu'il avait la ferme intention de me garder à l'oeil. Prépulle, quant à lui, me gourmandait sur mes rêveries incessantes. J'étais incapable de me concentrer sur les matières qu'il enseignait, et pour une fois, son odeur écoeurante n'était pas en cause, enfin, pas totalement; et il semblait même en éprouver un certain ressentiment. Je compris que, loin de lui causer de la gêne ou la moindre honte, les émanations pestilentielles qu'il dégageait étaient pour lui une source de fierté profonde. Tout cela, bien entendu, s'éclaira davantage lorsque j'appris qu'il était le fils cadet d'un noble macérovien qui était l'un des plus grands exportateurs de choucroute au monde, mais j'anticipe.

Il était évidemment hors de question que je dormisse avec Flatulie. Même si notre connivence et notre concupiscence ne faisaient pas le moindre doute, toute la maisonnée fit semblant du contraire. On lui donna sa propre chambre, à l'autre bout de la maison. Je n'eus pas le moindre soupçon pendant les premières nuits; il aurait été saugrenu de penser que j'avais la moindre raison de m'inquiéter, étant donné que je les passais clandestinement dans ses bras, à constater qu'elle n'avait rien perdu de ses talents et de son ardeur. Pourtant, après quelques semaines, où le doux refuge de la première femme que j'eusse connu semblait le seul vestige de mon odyssée multiversienne qui demeurât palpable et moelleux, alors que déjà s'estompait mes souvenirs de Bobignon, Gourmol et Nusse, écrasés par la monotonie de journées ennuyeuses et pluvieuses d'un automne quelconque à Gobières, elle me refusa sa couche sans raison valable. 

Je n'eus alors plus la moindre quiétude. Le sommeil me fut interdit, et je passai mes nuits à revoir notre dernier baiser, ma dernière éjaculation monstrueuse dans sa bouche débordant de mes effusions d'amour et je retournais chaque instant, chaque couinement et chaque craquement d'une machoire portée au-delà de ses humaines limites encore et encore dans mon esprit torturé: qu'avais-je donc fait qui aurait pu causer ce revirement brusque et inattendu, alors que la nuit précédente nous étions encore unis jusqu'au bout de l'extase et de sa gorge?

La réponse fut le choc le plus terrible de toute ma jeune existence. Ce n'est pas que je n'eus pas été capable de la concevoir, de la prédire, de me la représenter jusque dans ses moindres détails, bien avant que je n'en tins la preuve irréfutable entre mes mains. Non, j'étais un cartographe, et l'étendue de mes pouvoirs imaginatifs m'avait permis de construire une représentation rigoureusement exacte, un quadrillé tridimensionnel de la situation qui aurait laissé même le roi des idiots retrouver son chemin les yeux fermés au beau milieu d'un blizzard. Non, je savais très bien à quoi m'attendre sans même avoir récolté le moindre indice. Évidemment, j'aurais dû être plus attentif, et admettre que j'étais bien un homme désormais, et que les hommes, les hommes, eh bien, ils font ce qu'ils font sans se soucier des autres hommes. Comment avais-je pu être aussi naïf et ne pas remarquer que cet autre bout de la maison, c'était celui où, évidemment, logeait aussi mon père, le soi-disant grand cartographe de l'âge classique Omblé de Gobières?

La nuit où je surpris Flatulie quittant l'antre de mon paternel, une chandelle à la main pour retrouver son chemin dans l'obscurité silencieuse d'une nuit trop calme, et que j'entrevis ce miroitement mat caractéristique à la commissure de ses lèvres, je chavirai et je fis naufrage sur les rives de la jalousie meurtrière. Je passai les journées, puis les semaines, qui suivirent à imaginer de quelle façon j'allais assassiner mon père pour lui reprendre ma femme: coup de couteau, poison, chute mortelle, explosion gastrique par ingestion d'une trop grande quantité de haricots issus de la réserve spéciale du prévôt de Sabotie... ce n'étaient pas les moyens qui manquaient, et mon imagination produisait chaque jour une nouvelle façon plus cruelle de mener à bien mon projet meurtrier. Parfois j'intervertissais l'ordre: d'abord mon père serait témoin de la mort à petit feu de Flatulie, d'autres fois, c'était elle qui le regarderait crever dans d'atroces souffrances.

Puis, tout cela n'eut plus la moindre importance, quand, plusieurs semaines plus tard, il devint évident que Flatulie était enceinte.

J'allais être père! Ou bien... j'aurais un demi-frère ou une demi-soeur.  Saurais-je jamais laquelle de ces deux possibilités constituerait la vérité? Étrangement, les deux perspectives s'étaient comme hissées hors du champ de ma jalousie, tout était pardonné à Flatulie et Omblé, et je me demandais bien ce que nous réservait l'avenir. Un petit être tout neuf allait venir dissiper la monotonie d'un hiver qui s'annonçait long et ennuyeux. La maison résonnerait de ses cris et de ses rires, et pour une fois mon père et moi aurions un but commun, n'est-ce pas?

Je n'aurais pas dû être surpris quand Flatulie fit ses bagages puis s'en alla sans même me dire adieu. Ce fut peut-être le coup que j'accusai le plus durement, et il me fallut de longues années pour apprécier la sagesse d'Omblé à ce moment-là. La présence de Flatulie dans notre maison faisait déjà scandale dans la société gobiéroise; sa grossesse ne manquerait pas de nous faire perdre toute légitimité auprès des nobles et des bourgeois, et nous dépendions d'eux pour les lucratifs contrats d'art illustratif de mon père, qu'on nommait encore erronément, à cette époque, cartographie.

jeudi 3 décembre 2020

18. Courbes


La femme a fini par me laisser seul sur le toit, sans que je remarque son départ. Combien de temps ai-je passé, perdu dans mes pensées, à voguer sur les flots obscurs de mes réminescences? Ici, l'air frais et salin du large me fouettait le visage et me rappelait Gobières. La nuit était moite et j'ai bu jusqu'à m'endormir tout habillé à la belle étoile. À mon réveil, malgré une migraine infernale, j'avais l'esprit plus clair que depuis un bon moment. J'ai regardé l'océan, puis je me suis demandé ce qu'un casino pouvait bien faire ici, sur cette île tropicale perdue au beau milieu de nulle part. 

Une faim dévorante a fini par me convaincre de retourner à l'intérieur et il n'a pas fallu bien longtemps pour que l'atmosphère feutrée et l'absence de perspective des salles de jeu m'hypnotise à nouveau. Les nouvelles machines que j'ai découvertes à mon retour sont dotées d'un magnétisme incroyable. L'écran tactile, les animations subtiles, et la panoplie de jeux qu'elles offrent me permettent de m'abimer totalement dans un étrange ballet, où je perds notion de moi-même. Je deviens en quelque sorte un avec la machine, et les dernières journées, voire semaines ont passé en un clin d'oeil. Je préfère plonger dans cette sorte de transe à l'effort considérable que la reconstruction de ma mémoire exige. Devant ces écrans magiques, je peux m'oublier. 

À mon retour d'une rare (et précipitée) pause à la salle de bains, j'ai hésité un instant avant de reprendre ma dialectique jouissive et annihilante avec la machine. Je me suis efforcé de continuer à suivre le fil de mon passé, au moment de mon retour de Bobignon. J'ai éprouvé une grande difficulté à mettre de l'ordre dans mes pensées, tant le récit de ce qui m'est arrivé dans cette ville étrange me semble échevelé et invraisemblable. Avant, tout semblait aller de soi: la relation entre mon père et moi était tendue, mon précepteur empestait d'une odeur pestilentielle, j'aimais explorer notre immense demeure à Gobières, je me destinais à la profession de cartographe en opposition aux principes du paternel lui-même cartographe de renom... puis survint cet hurluberlu, Gourmol, ses balivernes sur les tubes du multivers, son chat étrange, les créatures innomables qui rampaient partout dans la ville, la réserve spéciale du prévôt de Sabotie, les incroyables talents gutturaux et labiaux de Flatulie...

Avais-je fabulé, inventé de toutes pièces cet épisode? La séquence narrative n'avait ni queue ni tête et semblait être l'invention d'un gamin qui veut faire des blagues scatologiques. Toutefois, ces interrogations ne firent que confirmer que cette aventure à peine crédible et mal ficelée avait bel et bien eu lieu. J'avais un souvenir clair de mon réveil à côté de Flatulie, dans ma chambre, à Gobières, auprès d'Omblé et de Prépulle. Encore une fois, l'odeur pestilentielle de mon tuteur m'aidait à recoudre le fil de mes pensées, à leur donner du volume et de la régularité, à en étoffer la fibre, à leur octroyer une vraisemblance qui, quoique molle et fumante, en faisait un textile à part entière, avec ses reliefs et ses creux propres.

Elle me fut aussi providentielle, car j'étais couché en caleçon, et le souvenir des courbes enivrantes de Flatulie et de son habileté à établir une succion parfaite... bref, tout cela menaçait dangereusement l'érection d'une gênante orthogonalité en plein coeur de mon sous-vêtement. Dès que je me concentrai plutôt sur Prépulle, je parvins à contrôler mon excitation et à m'éviter une discussion embarassante avec mon père. Et ce souvenir m'a doté d'une arme nouvelle pour combattre le casino.

Car je suis désormais convaincu que chaque élément de ce lieu est agencé d'une manière particulière et voulue, de sorte que les clients passent le plus de temps possible à miser et à perdre leur argent. Toutes les caractéristiques en sont témoin: l'absence de fenêtre ou d'horloges permettant de marquer le temps, les plafonds bas et les planchers encombrés de tables et de machines évitant toute perspective lointaine, les tapis au sol, sur les murs et au plafond qui amortissent les éclats de voix des gagnants et les coups de pistolet des perdants qui se suicident... mais, surtout, les courbes. Tout n'est ici que sinuosité, courbure, fléchissement, rondeur, galbe, inflexion, convexité, flexion, cambrure, rotondité, circularité, cintrage... sexe labyrinthique d'une femme infernale, conçu pour piéger l'homme insouciant qui s'y aventure en quête d'un peu de bon temps.

Nulle part l'âme ne rencontre un angle droit, une orthogonalité, une saillance, un heurt. Tous les changements de direction s'effectuent progressivement, selon un arc doux. Ces chemins paraboliques participent de cet effet hypnotique, empêchant de trouver une issue, ramenant toujours le joueur écoeuré vers sa table ou vers sa machine. Et que dire, justement, de ces machines! Elles sont de véritables condensés des principes architecturaux qui ont présidé au design du casino: tout y est ergonomique et ondulant, facile et plaisant, amorti et agréable. Les sons ressemblent aux doux murmures de l'océan, les images emploient des pastels agréables à l'oeil et la cadence varie selon mes états d'esprit, comme si la machine observait mon comportement jusque dans ses moindres détails. Il ne suffit que de quelques minutes, parfois à peine une douzaine de secondes, pour établir avec la machine une symbiose totale, pour se dématérialiser et pénétrer dans cette zone où plus rien d'autre n'existe que la prochaine mise, où l'homme et la machine ne font qu'un.

Pourtant, et grâce à celui que j'ai toujours considéré comme mon pire ennemi, je suis désormais capable d'interrompre ma session de jeu à volonté la plupart du temps. Il me suffit de m'emplir les narines de cette horrible odeur et je parviens parfois à briser la transe, à me lever et à poursuivre mon exploration des lieux, car si je veux résoudre l'énigme de mon arrivée ici, je dois tout d'abord trouver la sortie de ce damné casino et investiguer à l'extérieur, sur la plage et sur l'île. Qui sait, je pourrai peut-être repérer le bateau qui doit bien ravitailler le casino, et y obtenir un passage. Si le prix à payer pour réaliser cet objectif est de vomir quelques fois par jour au souvenir de Prépulle, ainsi soit-il.

lundi 19 octobre 2020

17. Sur le toit

Ces souvenirs m’ont grandement ébranlé, j’ai perdu toute envie de jouer à la roulette. J’ai mis la moitié de mes jetons sur ‘impair’ et l’autre moitié sur ‘rouge’ et le ‘23’ rouge est sorti. Le croupier empile les gains sur les piles des autres joueurs et me sert en dernier. En doublant mes mises, comme il se doit, il me jète un coup d’oeil et semble me faire signe de ramasser mon pactole et de partir. Je ne me fais pas prier. J’empoche tous mes jetons dans une sacoche de cuir que je traine toujours, ma bourse, et je me dirige vers un guichet pour échanger mes jetons contre des pièces de plus grande valeur, afin de larguer du lest. Je garde quelques petites pièces pour m’acheter quelques rafraîchissements au bar.

Je me dirige vers un ascenseur. Ceux-ci, faits de verre, nous laissent voir le mécanisme complexe qui leur permet de s’élever tout en douceur jusqu’aux étages les plus élevés, puis de redescendre sans se fracasser au sol. Le jeu de poids, de leviers et d’engrenages finement calibrés captive mon attention, pendant qu’un jeune homme proprement vêtu en active le mécanisme. Je lui demande de m’emmener jusqu’au penthouse, sur le toit. C’est le seul accès à l’extérieur que j’ai réussi à retrouver. C’est fou mais je n’ai jamais réussi à relocaliser l’entrée (ou la sortie) du complexe de casino. Peut-être que mon inconscient de cartographe se joue de moi, en me proposant constamment des chemins différents pour me rendre à ma destination, car je ne suis pas “prêt” à revoir l’extérieur? Peu importe, au moins je pourrai voir le ciel.

En effet, en sortant de l’ascenseur au quatre-vingt-huitième étage, je suis ébahi par le magnifique ciel étoilé. Près de l’horizon se lève un croissant de lune, au-dessus des lumières tamisées du bar de marbre noir. Je me dirige immédiatement vers ce comptoir afin de m’abreuver d’une bonne rasade de whiskey. Le barman me sert promptement et pendant que je lui tends un jeton (d’une dénomination bien supérieure au coût de la boisson) je remarque du coin de l’oeil une figure familière. Pris d’un vertige, mon coeur se met à battre la chamade et je regarde à nouveau. Le profil du visage de la femme assise, seule, un peu plus loin, évoque d’une manière absolument troublante Flatulie. Mais ce n’est pas elle. C’est impossible. Indifférente, la femme semble perdue dans ses propres pensées. Heureusement, car je n’ai aucune idée combien de temps je l’ai dévisagée! Au moins assez longtemps pour avoir terminé mon verre. J’en commande un autre, double. Je devrais aller la voir. La coïncidence de rencontrer une femme qui ressemble autant à Flatulie, ici, est trop grande pour être ignorée. De plus, je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai conversé avec une femme… Je prends une grande respiration et j’entreprends d’aller la rejoindre. Exactement à ce moment, elle se retourne vers moi et me sourit. Je sens alors un frisson me traverser des pieds à la tête et tout mon sang quitter mon visage, comme si j’avais aperçu un spectre. C’est Flatulie. Mais ce n’est pas elle. Non. Cette femme est différente, les cheveux, les yeux… Le maquillage? Impossible! Ça ne peut pas être elle. Je prends une grande lampée de mon verre et je me dirige vers elle.

Ragaillardi (et passablement étourdi) par la quantité de whiskey que j’ai ingéré en si peu de temps, je me dirige courageusement vers elle, en tentant d’afficher mon sourire de “joueur chanceux”. Ma tactique semble fonctionner car son air reste affable. Peut-être n’a-t-elle pas remarqué mon malaise passager… ou peut-être est-elle une bonne joueuse de poker. Je brise la glace. “Je peux me joindre à vous?”

- Bien sûr, me répond-elle. J’aime bien la compagnie.

J’observe un voile dans son regard lorsqu’elle me répond, comme si son esprit se retrouvait, à ce moment, à une très grande distance, ou même dans un univers parallèle…

- J’étais perdue dans mes pensées, peut-être l’avez-vous remarqué? Je sais que je peux avoir l’air très lunatique parfois. Mais je suis comme ça, j’aime les rêveries. Vous aimez rêver vous?

Au fur et à mesure qu’elle me parle, je me sens rassuré. Elle n’a pas la même voix que Flatulie, ni les mêmes intonations. Je lui réponds:

- On pourrait dire que j’aime les rêveries, d’une certaine manière. Mon esprit passe beaucoup de temps à voguer, à parcourir les flots du temps, mais c’est plutôt dans ma mémoire que dans des rêves que je me perds. C’est un peu la même chose n’est-ce pas?

- Oui, j’imagine, si on a eu une vie trépidante d’aventures, c’est un peu pareil. Vous avez dû avoir une vie formidable, je le sens juste à votre présence. Comment êtes-vous arrivé ici?

Je suis abasourdi par sa question. Dois-je inventer quelque chose? Dois-je lui dire la vérité? Pourquoi est-ce que j’hésite à lui raconter mon histoire? Je n’ai rien à cacher. Surtout pas à une femme que je ne connais pas du tout, que je n’ai jamais rencontré auparavant, rencontrée par hasard dans un bar.

- J’ai été naufragé. Je me suis réveillé sur la plage devant l’entrée du casino, lui réponds-je avec gravité.

- Oh! Quelle merveille! Je savais que vous étiez un aventurier. Avez-vous fait naufrage lors de la tempête tropicale fracassante de la semaine dernière? J’ai passé toute la durée de l’intempérie à m’imaginer tous ces matelots pris en mer, bringuebalés par les ondes, craignant pour leur vie, pensant à leur mère. Je ne croyais jamais rencontrer un réel survivant, en chair et en os. Comment était-ce pendant la tempête, pendant que le pont du navire était fouetté par les lames…

- J’hésite alors à la laisser décrire elle-même ce que cette expérience aurait pu être. Elle me semblait tout à fait apte à reconstruire, en imagination, la totalité de l’évènement. Pour ma part, je devais bien avouer que je n’avais aucun souvenir précis de tout cela.

- Ce fut certainement un des moments les plus terrifiants de mon existence.

En disant cela, je sus immédiatement que j’avais menti. La quantité d’effroi que j’ai pu vivre à ce moment, quelle qu’elle put être, était nécessairement infinitésimale par rapport à ce que j’ai pu vivre devant cette entité tentaculaire… Mon visage a dû s’assombrir considérablement car je la vois troublée.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous troubler par ces souvenirs. Vous avez probablement vécu une grande souffrance, peut-être avez-vous perdu des amis…

Avais-je perdu des amis?

23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...