lundi 9 juillet 2018

4. Traces

Le temps chaud approchait à vive allure, resserant son étau cruel autour de nous tous. Les derniers vestiges du printemps - crues, pendaisons et floraisons tardives - rendaient les armes face à l'ardeur inexorable du soleil de juin, qui cuisait chaque année davantage les gibets et les toits d'ardoise, si caractéristiques de Gobières. Une nouvelle construction était toujours remarquable au rouge vif de sa toiture, alors que ses voisines plus anciennes semblaient la narguer de l'éclat terne et bruni des leurs, gage de leur durabilité et de leur âge vénérable.

J'ai souvenance très nette de la cuisson des nouvelles sections de notre toiture, l'année précédente, alors qu'Omblé s'était engagé dans une énième rénovation de notre villa. L'odeur me mettait l'eau à la bouche à toute heure du jour et de la nuit, et je lui attribue plus qu'à toute autre chose ma poussée de croissance phénoménale de cette année-là.

L'après-midi devenait une période où nous étions tous alanguis par l'écrasante chaleur qui s'était accumulée depuis l'aube. J'étais alors, vers la fin juin, dispensé de cours après le déjeuner. Prépulle en était autant, sinon davantage, soulagé. Nous y trouvions tous deux notre compte, j'imagine. Je crois que c'est à cette époque que je commençai à être affligé de ces répugnants rêves olfactifs.

Prépulle était logé chez nous à l'année, bien entendu, et son odeur rébarbative traînait toujours un peu où il s'était aventuré au cours des dernières heures, voire même journées. La première fois que je m'éveillai, le souffle court et le coeur au bord des lèvres, je maudis cet homme dégoûtant que le sort avait mis sur mon chemin et jurai de me venger un jour. Pourtant, et bien que je ne comprisse l'affaire seulement quelques semaines plus tard, ce furent bel et bien ces cauchemars odoriférants qui m'aiguillèrent sur sa piste.

Je ne fus tout d'abord qu'extrêmement accablé, mais je remarquai peu à peu que mon odorat semblait s'aiguiser de manière tout à fait anormale. J'en fus tout à fait consterné, à un point tel que je lus maints traités sur l'art des noeuds, tout en cherchant un endroit propice à utiliser ce savoir-faire et en espérant que ce ne serait pas Omblé qui me découvrirait au bout de ma corde, mais j'en tirai rapidement une sorte de fascination morbide: il m'était désormais loisible de suivre Prépulle grâce à mon nez. Le plus intéressant, c'était qu'à certains moments, je perdais complètement sa piste. Évidemment, il faisait beaucoup trop chaud pour le suivre pas à pas dans la maison; je me contentais de fermer les yeux et de suivre sa trace. Je m'étonnais aussi grandement qu'un obèse comme lui pût se déplacer autant sans souffrir d'un infarctus. Il me semblait même par moments qu'il se promenât à une allure que nul ne lui connaissait, voire qu'il courût.

Entretemps, en fait, depuis ma confrontation avec mon père au sujet de la carte des passages secrets que j'avais tracée, je n'avais plus osé me rendre dans les souterrains. J'entretenais même parfois l'idée - très brièvement, il faut dire - qu'il avait eu raison sur toute la ligne, et que j'avais tout bonnement imaginé ces escapades fantastiques. Pourtant, l'idée d'explorer à nouveau ces lieux exerçait sur moi un attrait qui était presque irrésistible. J'étais taraudé par le désir de pousser plus avant ma prospection de ce territoire inconnu, un désir qui allait être mon plus fidèle compagnon tout au long d'une vie qui, si j'en crois ces quelques souvenirs de mon enfance qui me sont revenus depuis que je suis prisonnier du casino, a été fort aventureuse. Même ici, je passe des journées entières à errer dans les corridors et, d'après ce que j'en sais à date (connaissances somme toute liminaires), il s'agit sans aucun doute de l'édifice le plus vaste au monde.

Lorsqu'août arriva, je n'y tins plus. Omblé était parti de l'autre côté de la péninsule qui abritait Gobières pour un lucratif voyage d'affaires, et j'étais laissé au bon soin de la domesticité, qui m'accordait une grande liberté. Je n'étais tenu que d'assister au cours du matin avec Prépulle, puis le reste de la journée m'appartenait. La chaleur était accablante et je savais que les souterrains offriraient un refuge sûr contre la canicule. Je pourrais m'y réfugier des heures durant, sans que personne ne vînt m'y déranger, et j'aurais alors tout loisir de laisser libre cours à mon imagination fertile.

Malgré ma conviction que je n'avais rien inventé, je fus grandement soulagé de constater que les passages existaient réellement. Je passai d'innombrables heures à y errer, ajoutant d'inimaginables degrés de précision à la première (et funeste) version de la carte que j'avais présentée fièrement à mon père. Puis, un jour - cela devait bien faire deux ou trois semaines que j'avais décider de défier l'interdit paternel et que je jouissais de découvrir à chaque pas quelque chose de nouveau - je m'effondrai soudain, foudroyé par l'information que venait de me transmettre mon nez.

Prépulle était dans les passages secrets.

J'ai eu la même réaction il y a quelques instants, ici au casino. J'ai senti cette odeur reconnaissable entre mille, cette atroce exhalaison immonde. Prépulle serait-il ici? Je suis resté à genou sur la moquette un bon quart d'heure, paralysé d'angoisse. C'est impossible, mon esprit est tout à fait détraqué. Comment pourrait-il être ici? Non, ce n'est que l'intensité de cette expérience dans les souterrains qui m'a terrassé, même après tant d'années. Un bon signe. Ma mémoire semble vouloir demeurer active. Voilà: l'odeur n'était après tout qu'un souvenir. Elle n'est pas ici. Étrangement, en fait, il n'y a aucune odeur dans le casino, je le remarque à l'instant, à part la nappe de vomissure devant moi, qui est la mienne.

23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...