lundi 19 octobre 2020

17. Sur le toit

Ces souvenirs m’ont grandement ébranlé, j’ai perdu toute envie de jouer à la roulette. J’ai mis la moitié de mes jetons sur ‘impair’ et l’autre moitié sur ‘rouge’ et le ‘23’ rouge est sorti. Le croupier empile les gains sur les piles des autres joueurs et me sert en dernier. En doublant mes mises, comme il se doit, il me jète un coup d’oeil et semble me faire signe de ramasser mon pactole et de partir. Je ne me fais pas prier. J’empoche tous mes jetons dans une sacoche de cuir que je traine toujours, ma bourse, et je me dirige vers un guichet pour échanger mes jetons contre des pièces de plus grande valeur, afin de larguer du lest. Je garde quelques petites pièces pour m’acheter quelques rafraîchissements au bar.

Je me dirige vers un ascenseur. Ceux-ci, faits de verre, nous laissent voir le mécanisme complexe qui leur permet de s’élever tout en douceur jusqu’aux étages les plus élevés, puis de redescendre sans se fracasser au sol. Le jeu de poids, de leviers et d’engrenages finement calibrés captive mon attention, pendant qu’un jeune homme proprement vêtu en active le mécanisme. Je lui demande de m’emmener jusqu’au penthouse, sur le toit. C’est le seul accès à l’extérieur que j’ai réussi à retrouver. C’est fou mais je n’ai jamais réussi à relocaliser l’entrée (ou la sortie) du complexe de casino. Peut-être que mon inconscient de cartographe se joue de moi, en me proposant constamment des chemins différents pour me rendre à ma destination, car je ne suis pas “prêt” à revoir l’extérieur? Peu importe, au moins je pourrai voir le ciel.

En effet, en sortant de l’ascenseur au quatre-vingt-huitième étage, je suis ébahi par le magnifique ciel étoilé. Près de l’horizon se lève un croissant de lune, au-dessus des lumières tamisées du bar de marbre noir. Je me dirige immédiatement vers ce comptoir afin de m’abreuver d’une bonne rasade de whiskey. Le barman me sert promptement et pendant que je lui tends un jeton (d’une dénomination bien supérieure au coût de la boisson) je remarque du coin de l’oeil une figure familière. Pris d’un vertige, mon coeur se met à battre la chamade et je regarde à nouveau. Le profil du visage de la femme assise, seule, un peu plus loin, évoque d’une manière absolument troublante Flatulie. Mais ce n’est pas elle. C’est impossible. Indifférente, la femme semble perdue dans ses propres pensées. Heureusement, car je n’ai aucune idée combien de temps je l’ai dévisagée! Au moins assez longtemps pour avoir terminé mon verre. J’en commande un autre, double. Je devrais aller la voir. La coïncidence de rencontrer une femme qui ressemble autant à Flatulie, ici, est trop grande pour être ignorée. De plus, je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai conversé avec une femme… Je prends une grande respiration et j’entreprends d’aller la rejoindre. Exactement à ce moment, elle se retourne vers moi et me sourit. Je sens alors un frisson me traverser des pieds à la tête et tout mon sang quitter mon visage, comme si j’avais aperçu un spectre. C’est Flatulie. Mais ce n’est pas elle. Non. Cette femme est différente, les cheveux, les yeux… Le maquillage? Impossible! Ça ne peut pas être elle. Je prends une grande lampée de mon verre et je me dirige vers elle.

Ragaillardi (et passablement étourdi) par la quantité de whiskey que j’ai ingéré en si peu de temps, je me dirige courageusement vers elle, en tentant d’afficher mon sourire de “joueur chanceux”. Ma tactique semble fonctionner car son air reste affable. Peut-être n’a-t-elle pas remarqué mon malaise passager… ou peut-être est-elle une bonne joueuse de poker. Je brise la glace. “Je peux me joindre à vous?”

- Bien sûr, me répond-elle. J’aime bien la compagnie.

J’observe un voile dans son regard lorsqu’elle me répond, comme si son esprit se retrouvait, à ce moment, à une très grande distance, ou même dans un univers parallèle…

- J’étais perdue dans mes pensées, peut-être l’avez-vous remarqué? Je sais que je peux avoir l’air très lunatique parfois. Mais je suis comme ça, j’aime les rêveries. Vous aimez rêver vous?

Au fur et à mesure qu’elle me parle, je me sens rassuré. Elle n’a pas la même voix que Flatulie, ni les mêmes intonations. Je lui réponds:

- On pourrait dire que j’aime les rêveries, d’une certaine manière. Mon esprit passe beaucoup de temps à voguer, à parcourir les flots du temps, mais c’est plutôt dans ma mémoire que dans des rêves que je me perds. C’est un peu la même chose n’est-ce pas?

- Oui, j’imagine, si on a eu une vie trépidante d’aventures, c’est un peu pareil. Vous avez dû avoir une vie formidable, je le sens juste à votre présence. Comment êtes-vous arrivé ici?

Je suis abasourdi par sa question. Dois-je inventer quelque chose? Dois-je lui dire la vérité? Pourquoi est-ce que j’hésite à lui raconter mon histoire? Je n’ai rien à cacher. Surtout pas à une femme que je ne connais pas du tout, que je n’ai jamais rencontré auparavant, rencontrée par hasard dans un bar.

- J’ai été naufragé. Je me suis réveillé sur la plage devant l’entrée du casino, lui réponds-je avec gravité.

- Oh! Quelle merveille! Je savais que vous étiez un aventurier. Avez-vous fait naufrage lors de la tempête tropicale fracassante de la semaine dernière? J’ai passé toute la durée de l’intempérie à m’imaginer tous ces matelots pris en mer, bringuebalés par les ondes, craignant pour leur vie, pensant à leur mère. Je ne croyais jamais rencontrer un réel survivant, en chair et en os. Comment était-ce pendant la tempête, pendant que le pont du navire était fouetté par les lames…

- J’hésite alors à la laisser décrire elle-même ce que cette expérience aurait pu être. Elle me semblait tout à fait apte à reconstruire, en imagination, la totalité de l’évènement. Pour ma part, je devais bien avouer que je n’avais aucun souvenir précis de tout cela.

- Ce fut certainement un des moments les plus terrifiants de mon existence.

En disant cela, je sus immédiatement que j’avais menti. La quantité d’effroi que j’ai pu vivre à ce moment, quelle qu’elle put être, était nécessairement infinitésimale par rapport à ce que j’ai pu vivre devant cette entité tentaculaire… Mon visage a dû s’assombrir considérablement car je la vois troublée.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous troubler par ces souvenirs. Vous avez probablement vécu une grande souffrance, peut-être avez-vous perdu des amis…

Avais-je perdu des amis?

23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...