tag:blogger.com,1999:blog-75451193234300997542024-03-12T19:30:12.903-07:00Les aventures de Saltrumon de GobièresSimonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.comBlogger23125tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-49782315643807453722023-05-23T12:15:00.002-07:002023-05-23T12:15:43.911-07:0023. Le labyrinthe<p style="text-align: justify;">Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perdre, ou, à vrai dire, pour apprendre à m'y perdre judicieusement. Ce n'est que beaucoup plus tard, lors d'un énième séjour parmi mes amis Sabotiens, et seulement après avoir obtenu la faveur du maire de San Sabotio, que j'en apprendrais le secret jalousement gardé, ce qui me permettrait d’éclairer ma confusion initiale.</p><p style="text-align: justify;">Comme un intrus, le souvenir de ces événements s'imposa à moi au coeur même de ma réminiscence première. J'en suivis le fil, me retrouvant soudain projeté presque deux décennies en avant, mis en abîme à l’intérieur de ma propre mémoire. En effet, plusieurs années plus tard, alors que j’arborerais une barbe fournie à souhait et que je suinterais d’une saine et masculine virilité, je tirerais le maire de San Sabotio d'un faux pas scabreux (il ne pourrait s'empêcher de fricoter avec le fils à peine nubile du prévost royal lors d'un bal masqué, se faisant surprendre nu avec le jeune homme à l'intérieur du gâteau géant aux haricots présenté en l'honneur du jubilé du roi Rouillaste XIII, au beau milieu de la Salle aux engrenages de surcroît!) grâce à un puits d'huile de première qualité que je découvrirais lors d'une aventure bien arrosée avec Mougrall, le Grand Cuvetier de Macérovie, après que ce dernier m’aurait invité à célébrer le mariage de sa fille à sa villa de campagne. </p><p style="text-align: justify;">Voici donc comment ces événements se déroulèrent: après avoir bu une quantité astronomique d'alcools divers avec Mougrall, nous eûmes un léger désaccord numismatique. De mon côté, j’étais convaincu (et, à vrai dire, je le suis encore aujourd’hui, peu importe ce qu’en dira ce diable de Mougrall!) que les monnaies à l’effigie de la Première Cuve avaient été frappées à même celle-ci, ou thèse intrinsèque, mais mon hôte était quant à lui partisan de la ridicule thèse dite «extrinsèque», voulant que les pièces aient été données en cadeau au Grand Cuvetier de l’époque par le roi de Vulgarie, en hommage à la beauté sublime de la Première Cuve. Mougrall, qui est le plus grand cuvetier à avoir jamais vécu, mais qui est un numismate médiocre, me défia, comme il est de coutume en Macérovie, à un concours de pelletage dans son verger, derrière la villa. J’acceptai sans la moindre hésitation, et nous frottâmes nos sexes enduits de choucroute l’un sur l’autre pour garantir notre honnêteté mutuelle.</p><p style="text-align: justify;">Nous nous mîmes ensuite d’accord sur les termes de notre affrontement. Les femmes, bien évidemment, s’opposèrent à une telle enterprise. Comme toujours, elles étaient hystériques et s’inquiétaient pour des riens, mais il n’en demeure pas moins que notre ivresse était telle que le défi passa rapidement du pelletage à l'excavation; trois jours plus tard, nous n’avions toujours pas dégrisé, et nous avions tous les deux recruté la moitié des hommes en âge du village pour nous aider, et même quelques vieillards à peine capables de tenir debout et un certain nombre d’enfants encore aux langes. </p><p style="text-align: justify;">Il fallut ensuite établir un système complexe de courroies et de poulies pour déplacer la terre et les roches de manière efficace, et bientôt, à partir de la deuxième semaine en fait, les gens accoururent de localités de plus en plus distantes pour assister à notre duel. Nous amassâmes même un pécule considérable après que nous eûmes, dans un premier temps, instauré un système de billeterie, puis, avec la construction d’estrades, nous fûmes en mesure de financer la suite des choses de manière plus sérieuse.</p><p style="text-align: justify;">Les choses se corsèrent lorsque nous démarrâmes les premières excaveuses au charbon. Le ciel se couvrit d’épais nuages de suie et une grande partie des spectateurs tombèrent malade, ce qui faillit faire s’écrouler le montage financier. Heureusement, il y avait assez de médecins dans la salle (les estrades étaient désormais recouvertes d’un toit rétractable, ce qui permettait de continuer à accueillir des spectateurs lors de journées pluvieuses) et ceux-ci purent s’occuper des malades tout autant que des estropiés (les excaveuses sabotiennes avaient la fâcheuse habitude d’exploser) sans que cela ne nuise davantage à notre financement. </p><p style="text-align: justify;">À ce stade, deux trous (en fait, il serait plus exact de parler de crevasses si profondes qu’elles déstabilisent probablement encore à ce jour la situation séismoslogique de la région et que plusieurs cuves de gros calibre se sont simplement enfoncées dans le sol pour y disparaître à tout jamais) extrêmement béants ornaient dorénavant le terrain de Mougrall. On pourrait penser que de tels excès ne firent que nous épuiser et laisser d’horribles cicatrices dans sa cour, mais nous dégageâmes tous deux des bénéfices considérables de notre confrontation, puisque nous jouissions dorénavant d’une réputation incroyable et que des gens riches et célèbres venaient du monde entier pour parier sur le résultat final, manger un peu de choucroute avec nous et trinquer.</p><p style="text-align: justify;">Les billets coûtaient une fortune, et après la première année, seuls les membres de la nobilité ou de la royauté, ou encore des bourgeois bien gras, pouvaient s’offrir une entrée. Le plus mémorable fut la visite de l’empereur de France. Sa caravane de montgolfières était si longue et si massive qu’elle bloqua l’horizon pendant des journées entières, et la plupart des fermiers sur son trajet perdirent leurs récoltes. J’en ai encore des frissons! Et que dire du vin que l’empereur nous fit déguster! Tout simplement exquis!</p><p style="text-align: justify;">Nous poursuivîmes et, après six longues années, alors que j’étais à un doigt de la victoire, ma pelle mordit dans quelque chose de mou: une veine d’huile! Cet événement me coûta la partie, mais Mougrall, et c’est tout à son honneur, eut pitié de moi et m’offrit une cuve entière de cette huile d’une qualité inégalée. C’est donc grâce à celle-ci que je pus lubrifier la Salle des engrenages et détourner l’attention du faux pas du maire de San Sabotio et qu’il me révélerait ensuite le secret des tunnels de sa ville, et même qu’il irait jusqu’à me faire visiter les installations gigantesques qui n’avaient, jusqu’à ce jour, jamais été foulées par un étranger.</p><p style="text-align: justify;">C'est donc dire que lors de mes premières journées, ignorant que j’étais et après avoir traversé le gouffre entre le port alpestre et la cité, je demeurai près de la surface, épouvanté par les tunnels labyrinthiques qui s'enchevêtraient pêle-mêle à l'intérieur du roc, comme la chevelure minérale d'un dieu fou refusant qu'on le peignît.</p><p style="text-align: justify;">Certes, dès mes premiers pas sur la terre ferme, mon esprit rompu à la cartographie ébaucha un plan des corridors. Hélas, j'étais encore un jeune homme plutôt naïf, et je ne connaissais rien des obscurs mécanismes qui veillaient à la sûreté de la Sabotie. Sans barbe et sans expérience, je ne valais, pour tout dire, guère plus que mon faible poids en clous rouillés de troisième ordre.</p><p style="text-align: justify;">Voici donc ce que me révéla le maire de San Sabotio. Alors que des pays comme les Macérovie ou la Vulgarie se défendent des envahisseurs par la répugnante odeur qui s’échappe de leurs cuves ou de leurs citoyens, la Sabotie a trouvé un moyen encore plus efficace de décourager les autres nations de s’en prendre à eux, méthode qu’un simple pince-nez ne permet nullement de réfuter: un système extrêmement complexe d’engrenages vissés à même le roc permet de modifier chaque jour la configuration des tunnels. Les divers fragments de San Sabotio, par exemple, peuvent être assemblés de plus d’un million de façons différentes, aux dires du maire (les chiffres avancés par le prévost ou par Rouillaste XIII sont de l’ordre du milliard, mais cela me paraît exagéré).</p><p style="text-align: justify;">Il est donc rigoureusement impossible à une armée ennemie de s’infiltrer chez les Sabotiens. En quelques jours, les soldats s’égarent dans les corridors. Il est ensuite facile de leur trancher la gorge lorsqu’ils s’effondrent, terrassés par la fatigue ou la folie, ou les deux à la fois.</p><p style="text-align: justify;">Ce furent des journées difficiles, voire pénibles, car les éléments les plus douteux de la société sabotienne sont ceux qui restent en surface et je dus à ma seule vigilance d’échapper de peu à nombres de traquenards, guet-apens et pièges. Comme un envahisseur étranger, j’étais moi aussi au bord de la folie, et ce fut en fin de compte le Maître-ballonier qui me sauva, et qui, comme on le verra, me permit de réaliser la plus grande avancée de tous les temps en cette si belle science que l’on nomme «cartographie».</p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-54927691547957660912022-03-23T07:41:00.003-07:002022-03-23T07:47:32.660-07:0022. Deux adieux<p style="text-align: justify;">Malgré la grande hâte que j'éprouvais d'explorer cette ville étrange, accrochée au flanc de l'oppressante montagne qui avait avalé, sans perdre de sa superbe, notre frêle esquif à trois mâts, il me faudrait prendre mon mal en patience. Pourtant et irrésistiblement, San-Sabotio m'aiguichait de ses nombreuses lueurs de torches qui s'enfonçaient à même la paroi rocheuse dans d'improbables cavités réparties de manière saugrenue et incongruente et qui, à cette heure tardive et crépusculaire, vacillaient au gré des forts vents déchirant l'air à cette altitude, puissants mistrals qui éraillaient le roc, sans être toutefois dépourvus d'une certaine musicalité sardonique, qui raclait de ses notes pesantes, tel un archet géologique, les cordes sensibles de mon âme . On pouvait y déceler une activité incessante, et il flottait dans l'air une odeur qui n'était pas sans m'évoquer le quartier des menuisiers, à Gobières. Quelles merveilles recelait-elle? Quels mystères et quelles intrigues s'y tramaient, au coeur de sa vie minérale et absconse? Comment parviendrais-je à subvenir aux besoins de Flatulie et de mon fils ou demi-frère dans cet environnement étrange et barbare?</p><p style="text-align: justify;">Peu importe l'attrait que j'éprouvais alors pour San-Sabotio, il eût été téméraire de quitter le navire dans l'obscurité naissante. L'ascension avait été on ne peut plus éprouvante, et nos nerfs, mis à rude épreuve par celle-ci, n'eussent pas supporté un nouvel affront, nocturne de surcroît. Par ailleurs, les quais amovibles étaient relevés pendant la nuit, car il aurait fallu être suicidaire pour s'y engager dans l'obscurité. En effet, comme je l'apprendrais plus tard, il fallait graisser ceux-ci plusieurs fois par jour pour les empêcher de rouiller dans l'air salin et humide du large alpestre. On ne pouvait donc raisonnablement s'y aventurer qu'à la clarté du jour, accompagné d'un guide expérimenté au pied sûr et retenu par un enchevêtrement de cordes, de mousquetons et de pesantes bottes de fonte aimantées.</p><p style="text-align: justify;">Avant d'aller me coucher, profitant des dernières lueurs du jour agonisant, je risquai un ultime coup d'oeil vers le haut et j'en eus le souffle coupé. Je tombai à genoux, terrassé. Nous n'avions atteint, après tout ce temps qu'avait duré la pénible montée, qu'un point somme toute intermédiaire, et le sommet du colosse de granit se fondait dans les ténèbres naissantes des cieux, dérobant la plénitude de sa majesté outrancière à mon oeil las, et défiant l'empyrée de son inconcevable masse qui s'élançait à l'assaut de l'infini. Comment les Sabotiens parvenaient-ils à vivre en un tel endroit, écrasés par tant d'insolence pétrée?</p><p style="text-align: justify;">C'en était trop; je revins en rampant péniblement jusqu'à notre couche et me blottis contre Flatulie. Je laissai son odeur et sa chaleur familières m'envelopper tendrement, s'insinuer en moi, et les arômes de méthane et de souffre qui définissaient si bien sa tendre féminité m'éraflèrent les narines et me firent sombrer dans un abysse réconfortant, chaud et mou, bercé par le rythme apaisant de ses ventosités régulières et des craquements lugubres du navire. Dans un ultime entrelacs, à mi-chemin entre l'éveil et l'inconscience, j'entrevis qu'elle me tapotait doucement le dessus de la tête, comme avait l'habitude de le faire Omblé pour me consoler. Je voulus protester, mais j'étais déjà beaucoup trop profondément enfoncé dans les limbes du sommeil pour m'en extirper et lui signifier ce que ce geste avait d'humiliant pour moi, qui se tenait au seuil de l'âge adulte, lesté de responsabilités sérieuses.</p><p style="text-align: justify;">Je m'éveillai encore fatigué, mais prêt à entreprendre la prochaine étape de mon périple avec l'aplomb que nécéssiterait ma qualité bientôt acquise de père ou de demi-frère. Fidèle à ma rigidité matinale, je me tournai pour en faire don avec mon enthousiasme habituel à Flatulie, mais mon membre, puis mon âme, se heurtèrent à du vide. Elle avait disparu. Cela ne me disait rien qui vaille; depuis qu'elle avait atteint les stades avancés de sa grossesse, elle ne quittait à vrai dire presque jamais notre couche. Pris de panique, j'entrepris de m'élancer promptement à sa recherche, mais appuyant ma main par terre pour me lever, j'éprouvai une sensation de rugosité, qui n'était pas celle du bois: un bout de parchemin roulé et cacheté d'un seau de cire portant une lettre F stylisée gisait là, ersatz malingre qui ne pouvait sérieusement prétendre se substituer à la masse odorante et excitante de Flatulie. </p><p style="text-align: justify;">Il me fallut plusieurs minutes pour me ressaisir et, au prix d'un effort de volonté surhumain, maîtriser les tremblements qui m'empêchaient de dérouler le parchemin pour en lire le contenu. Je pouvais d'ores et déjà en augurer la teneur approximative, mais le ver était dans le fruit, et la seule direction envisageable que pouvaient désormais emprunter mes sentiments était pentue à souhait. Le vertige que j'éprouvai à cet instant réduisait à néant celui qui, la veille seulement, m'avait tordu les entrailles alors que j'avais osé jeter un coup d'oeil par-dessus la rembarde du navire. Les profondeurs stratosphériques qui nous narguaient d'en bas du monstre de pierre n'étaient plus que des peccadilles à côté du vide intersidéral dans lequel venait de s'engouffrer mon âme esseulée. Je parvins, de peine et de misère, à enfin dérouler le parchemin, et je lus:</p><p style="text-align: justify;"><i>Mon garçon,</i></p><p style="text-align: justify;"><i>Je n'ai d'autre choix que de te laisser. Je ne veux pas que tu assumes la responsabilité d'un enfant qui n'est ni le tien, ni celui d'Omblé. Oh! si tu savais combien je regrette d'avoir entretenu chez toi cette funeste méprise! Pourtant, j'espère que tu me le pardonneras un jour. Lorsque tu as inopinément rejoint le navire, à notre départ de Gobières, je n'ai pu me résoudre à te révéler la vérité. Un long voyage pénible était devant nous, et il allait te falloir toutes tes forces pour en surmonter les épreuves. Me suis-je trompée? J'ose espérer que non, et que le choc que cette révélation aura aujourd'hui sur toi sera moindre que si j'avais déballé mon sac lors de notre départ. Tu dois bien te demander, à présent, qui peut bien être le père de cet enfant que je porte, et que tu as nourri constamment par tes attentions romanesques et matinales. Eh bien, il ne s'agit ni plus ni moins de Gourmol, le grand sorcier de Bobignon. Je suis vraiment désolée, mais c'est grâce à lui que j'ai pu survivre aussi longtemps dans cet enfer fétide, alors malgré la répugnance qu'il m'inspirait, je n'avais d'autre choix que de céder à ses avances repoussantes, car de cela ma vie dépendait. Je tiens toutefois à te dire, mon garçon, que j'ai passé avec toi certains des plus beaux moments de ma vie, et que...</i></p><p style="text-align: justify;">Mes larmes coulaient si abondemment que le reste de la lettre était déjà illisible. Soudain, entre deux hoquets de tristesse, je remarquai qu'une fine chaînette dorée reliait le parchemin à un objet. À demi aveuglé par mes pleurs pleins d'amertume, j'en suivi les mailles délicates jusqu'à leur aboutissement, et quelle ne fut pas ma surprise de constater que Flatulie m'avait laissé, en guide d'adieu, une ultime conserve de format géant des haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie! C'était tout à fait incroyable; après tout, je croyais dur comme fer que nous avions utilisé nos dernières cartouches de ce mets exquis pour franchir le pont de Bobignon. </p><p style="text-align: justify;">Du revers de ma manche, je m'essorai le visage, m'emparai de l'ouvre-boîte qui pendait toujours au bout de corde que j'employais en guise de ceinture, et j'ouvris ce trésor inestimable. Bien vite, mon larmoiement amer se mêla à des larmes d'une joie indicible. Non seulement c'était une conserve de la réserve spéciale du prévôt, mais de surcroît il s'agissait du millésime de l'année de la comète, le meilleur jamais produit. Rapidement, mes entrailles se contractèrent douloureusement et je lâchai une série ineffable de flatulences qui se réverbérèrent dans la coque du navire, à un tel point que le capitaine Zabotof, alarmé, se rua vers ma couche pour en découvrir l'origine. D'un coup d'oeil avisé, il comprit la situation qui m'affligeait, et prit place à mes côtés. Il se tenait toujours l'anus à deux mains lors de ses déplacements, conséquence de l'attaque des pirates, et je m'en inquiétai.</p><p style="text-align: justify;">- Ta sollicitude me touche, mon garçon, mais ce n'est rien, dit-il du ton calme de celui qui en a vu d'autres. Les rebouteurs de San-Sabotio sont célèbres de par le monde; il le faut bien, puisque la vie des Sabotiens est si périlleuse. Tu sais, mon garçon, les femmes sont le plus grand mystère de la vie. En mer, la plupart du temps, nous sommes entre hommes, et il n'y a que l'immensité de l'océan pour nous séduire de son chant de sirène. Tu ferais un bon officer; tu as fait preuve de tes nombreux talents lors de la traversée, et tu es mignon. Pourquoi ne pas te joindre à nous, et naviguer sur les mers du monde?</p><p style="text-align: justify;">Je reniflai avant de répondre, mais il ne me fallut pas longtemps pour prendre ma décision.</p><p style="text-align: justify;">- Merci, captaine, mais cette vie ne saurait être la mienne. J'ai compris quelque chose, ce matin. Les attaches matrimoniales, pas plus que maritimes, ne me sont destinées. C'est l'aventure qui est ma maîtresse, et même si je ne sais pas ce que je vais faire ici, à San-Sabotio, je me débrouillerai bien. La curiosité sera mon guide, et il y a fort à parier que les leçons d'escrime et de pugilat auxquelles vous m'avez contraint lors de la traversée me seront d'un grand secours. Adieu, capitaine!</p><p style="text-align: justify;">- Bonne chance, mon garçon, dit-il en allumant sa pipe d'un air triste.</p><p style="text-align: justify;">Nous nous serrâmes la main, puis nous nous étreignîmes avec l'ardeur des guerriers qui ont vaincu ensemble et survécu à des événements qui les dépassent. En attendant qu'un guide se libère, je mis les sabots de fonte aimantée et m'attachai avec de nombreuses cordes, selon la procédure détaillée qu'on nous avait fourni, pour être fin prêt à franchir la passerelle huilée menant à San-Sabotio et à cette nouvelle étape de ma vie. Le ciel, lointaine et mince fente entre les deux titans de roc qui nous cernaient de toute part, était clair et d'un azur limpide, me sembla-t-il. Je décidai que c'était de bon augure. Dès qu'une chèvre bêla à mon attention, j'accrochai mon mousqueton à l'endroit prévu dans sa barbichette, et je pris pied sur la passerelle. L'animal me mena de son pied sûr de l'autre côté du gouffre. </p><p style="text-align: justify;">"À l'abordage!" songeai-je, alors que je pris pied, le coeur léger, sur la terre ferme de San-Sabotio.</p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-16290468786959341452022-02-21T12:13:00.009-08:002022-02-21T12:45:57.940-08:0021. À sabord toute!<p style="text-align: justify;">Je déchantai rapidement lorsque je me rendis compte que la "terre" qui était en vue consistait en de hautes falaises aux mines rébarbatives, sculptées dans un roc noir, et qui de leurs hauteurs dédaigneuses nous interdisaient l'accès aux contrées sabotiennes. Elles semblaient, engoncées dans leur immensité ancienne et moqueuse, narguer les pauvres humains insignifiants que nous étions, accourus pour nous prosterner devant leurs socs immuables. Et là-haut, elles communiaient avec de sombres nuages qui bloquaient l'horizon, nous interdisant tout autant de fuir dans les espaces infinis des cieux. </p><p style="text-align: justify;">Plus le navire s'approchait de ces montres anthracites, plus j'éprouvai le sentiment immonde d'être écrasé par une force invisible, jaillie des entrailles du passé, semblable en cela aux profondeurs océaniques innommables que j'avais aperçues parfois surgir, évanescentes et terribles, dans les yeux du capitaine Zabotof. Lorsque nous fûmes au pied des falaises, tout l'horizon était bloqué, et notre monde n'était plus constitué que de minéraux enténébrés. Des éclairs déchiraient le ciel et faisaient palpiter l'ébène menaçant des montagnes, comme si celui-ci eût été doté d'une vie propre, dont le seul désir était de nous écraser sous sa férule géologique. </p><p style="text-align: justify;">Le navire n'était plus qu'un point minuscule, perdu dans l'immensité pierreuse, qui tanguait au gré de la mer agitée de soubresauts inquiétants. Mon âme était tendue, proche du point de rupture. Était-ce là l'aboutissement de notre voyage? Ce mur infranchissable qui ne voulait que nous rejeter à la mer, ou, pire encore, nous digérer? Pourtant, les matelots ne chômaient guère, et le capitaine Zabotof ne trahissait par la moindre inquiétude, ce qui ne me rassura guère, puisque suite à l'abordage de notre navive par les pirates, il avait démontré le même aplomb relatif qu'en ce moment, alors qu'il venait de se faire violer sordidement pendant plusieurs heures d'affilée. À vrai dire, les pirates ne m'apparaissaient guère plus que comme une broutille, alors que je me tenais sur le pont et que je laissais mon esprit s'imprégner de la force absolue de ces sommets sardoniques.</p><p style="text-align: justify;">Toutefois, qu'aurais-pu faire? J'étais impuissant, tout comme Flatulie, et nous nous tînmes sur le pont, main dans la main, terrifiés, tandis que le navire s'approchait dangereusement des falaises. Ce ne fut qu'au moment de s'y engager que je remarquai le défilé qui s'enfonçait entre les parois verticales frémissantes de cette insaisissable haine minérale issue d'âges révolus et qui me repoussait aux confins de mon équilibre mental. Une fois que nous y fûmes entrés, à chaque tressaillement, à chaque secousse, à la moindre vibration, j'eus l'impression paniquante que le navire se fracassait sur l'un des nombreux pitons rocheux qui parsemaient l'étroit corridor, ou sur les falaises elles-mêmes qui semblaient se rapprocher peu à peu. Était-ce une illusion de mon esprit, ou bien le passage devenait-il plus étriqué au fur et à mesure que nous nous y avançions? Tout autant que j'eusse voulu y croire, je n'avais pas la moindre impression d'un salvateur parallélisme ou d'une rédemptrice divergence.</p><p style="text-align: justify;">Je demeurai d'ailleurs durablement marqué par cette expérience de ma propre petitesse, de ma place ténue en ce monde. De ma vulnérabilité, de la fragilité de nos vies et de nos rêves. Nous étions des fourmis, naviguant sur un château de sable, et tout autour de nous s'élevaient les seigneurs véritables du monde, des forces nées au commencement de notre monde, voire qui lui étaient antérieures, et qui seraient encore là bien après notre éphémère passage ici-bas. Qu'avait bien pu combattre ou subir le capitaine Zabotof pour avoir une telle profondeur dans ses prunelles? Quels autres montres, marins ceux-ci, hantaient les bas-fonds océaniques? Et les cieux, et les forêts? Je me rendis compte au cours de cette expérience terrifiante que j'avais acquis beaucoup de maturité au fil du voyage. Je n'étais plus le garçon naïf et érectile qui avait affronté les bestioles malodorantes de Bobignon. Non, j'avais troqué ma candeur pour quelque chose de plus ténébreux, mais cette nouvelle attitude était trempée dans l'acier acéré du réel. J'avais en somme quitté l'enfance pour entrer de plain-pied dans l'âge adulte, ce qui changea aussi naturellement le regard que je portais sur Flatulie. Elle devint plus qu'une sorte de fontaine à orgasmes et une compagne intéressante. Elle aussi avait été taillée par des forces plus grandes qu'elle, et elle scintillait comme un joyau sans prix. Après tout, n'étions-nous pas les deux seules personnes à s'être échappées de cet infect enfer nommé Bobignon?</p><p style="text-align: justify;">Nous navigâmes ainsi pendant plusieurs heures, pris dans l'étau rocheux impitoyable, qui enserrait autant le navire que mon coeur chaviré. Je devinai enfin que les matelots, tout autant que le capitaine Zabotof, se donnaient contenance en s'activant frénétiquement et en fumant pipée sur pipée. Nous n'avions pas ce luxe, Flatulie et moi; d'une part, elle était enceinte, et d'autre part, le tabac m'apparaissait comme l'un des pires vices en ce bas monde. Toutefois, j'étais si appeuré par notre folle expédition que je passai près de demander une pipe au capitaine. Je me retins en me disant que je ne voudrais pas que mon fils - ni mon demi-frère - ne me vît en train de mettre une telle chose dans la bouche.</p><p style="text-align: justify;">Mes craintes se révélèrent infondées. Après un nombre d'heures incalculables, et de nombreux allers-retours de la cale au pont, je décelai droit devant nous, à bâbord, une plateforme métallique fixée à même la paroi rocheuse et sur laquelle se tenaient une poignée d'hommes coiffés de chapeaux parallélogrammatiques rouges desquels pendait une sorte de ficelle noire. Ils portaient des habits bouffants en chanvre écru, et ils avaient de longues moustaches tombantes. Leurs pieds étaient chaussés de lourds sabots de bois décorés de motifs saugrenus aux couleurs criardes. Leur apparence m'eût semblée loufoque à souhait si ce n'était de leur implacable gravité. Ils arboraient tous un air résolu et s'affairaient avec détermination à opérer une série de leviers et de manivelles, par le truchement desquelles ils faisaient tourner de nombreux engrenages de diverses tailles. Certains d'entre eux maniaient de petites pelles et alimentaient un fourneau en charbon, duquel se dégageait une fumée noire immonde qui nous fit beaucoup tousser.</p><p style="text-align: justify;">Lorsqu'un grincement aigu déchira le silence qui s'était abattu sur l'équipage du navire à la vue de ces hommes et suite à nos quintes de toux, je levai les yeux et contemplai le système complexe de câbles et de poulies d'où le son était parti. Les câbles semblaient filer tout droit vers le haut, ce qui n'avait pas pour moi le moindre sens. À quoi tout cet appareillage pouvait-il bien servir? Je le découvris bien assez vite. Nous jetâmes d'abord l'ancre auprès de la passerelle rouillée qui semblait perpétuellement sur le point de tomber à la mer, puis nous attendîmes que les grutiers sabotiens raccordassent le gréement à leurs improbables mécanismes. Pendant que nous patientions, le capitaine Zabotof et les matelots attachèrent solidement tout le monde par la taille à l'aide de cordes reliées aux rambardes du navire. Les câbles de métal, quant à eux, furent solidement attachés aux mâts à l'aide de crochets destinés à cet effet, et une nouvelle série de manipulations des grutiers sabotiens activa le treuil. Le bruit de ferraille oxydée qui retentit alors me fit tressaillir si fortement que j'eusse passé par-dessus bord sans mon brin de corde. Ce son indescriptible est imprégné de manière indélébile dans mon esprit, et je grince encore des dents lorsque je me le remmémore; mais le plus étrange est qu'il est aussi associé à un sentiment ineffable de libération, car dès lors que le système avait été mis en marche, notre navire avait commencé, d'abord imperceptiblement puis de manière de plus en plus marquée, à s'élever hors des flots!</p><p style="text-align: justify;">Ô, miracle des grutiers sabotiens! Ô, libération de l'étreinte funeste des falaises sub-sabotiennes! La montée fut graduelle, et bien que ce ne fût que par degrés certes infinitésimaux et presque imperceptibles que nous nous élevâmes, en réalité mon âme, elle, s'extirpa soudain d'un élan providentiel et invincible hors de sa gangue de roc noir, et remonta des profondeurs insondables du désespoir, et avec elle mon coeur se libéra lui aussi des invisibles tenailles séculaires des falaises, et ce, dès la première révolution du plus petit des engrenages. </p><p style="text-align: justify;">J'avais pris mon envol avec le navire et l'équipage! Nul ne peut ressentir ce que j'ai ressenti à cet instant sans avoir d'abord broyé le plus profond et le plus amer des noirs. L'utilité des cordes qui nous enserraient se révéla rapidement: la montée était abrupte, et il aurait été facile, au moindre faux pas, de tomber à la renverse et de chuter de plusieurs milliers de mètres en contrebas. Enfin, après de longues heures où seul le grincement des câbles et le vent de plus en plus prononcé n'émettaient le moindre bruit, le navire parvint au terme de son ascension: le port alpestre de San Sabotio étalait ses mystères devant moi.</p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-32930467606758926192021-10-01T07:35:00.002-07:002021-10-01T07:36:35.577-07:0020. Moussaillon<div style="text-align: justify;"></div><p style="text-align: justify;">Flatulie parut d'abord contrariée que je l'eusse rattrapée in extremis, puis elle s'esclaffa. "Eh bien, on dirait que tu vas découvrir la Sabotie, mon garçon!" me dit-elle. Je me mis en colère, car elle avait pris la fâcheuse habitude de me parler de la même manière qu'Omblé et Prépulle. Je trouvais cela infantilisant, surtout que j'étais peut-être le père de son enfant! </p><p style="text-align: justify;">Très vite, toutefois, elle cessa de me prêter attention. Le mal de mer la rendait très souffrante, d'autant plus que sa grossesse n'était pas non plus de tout repos. Les attentions des marins, d'abord très insistantes et régulières, déclinèrent au fil de semaines, à mesure que son ventre enflait et que des relents de vomissures émanaient en permanence de son corps qui grossissait, semble-t-il, de partout. Ses seins, déjà gros en temps normal, étaient devenus tout à fait énormes. Malgré ses vomissements répétés, elle mangeait comme une ogresse et le capitaine n'eut d'autre choix que de rationner l'équipage. </p><p style="text-align: justify;">Les jours et les semaines passèrent. Mon émerveillement initial avait cédé à un ennui pénible à supporter. Rien n'est plus monotone que l'étendue infinie de la mer, pareille à elle-même jour après jour. J'eus néanmoins l'occasion de me garder occupé. J'avais remarqué que les marins, tout autant qu'ils délaissaient Flatulie, s'intéressaient de plus en plus à ma personne. J'en fus d'abord flatté; je leur racontai fièrement comment j'étais le fils du grand cartographe Omblé de Gobières, et mes aventures à Bobignon les fascinèrent, enfin, c'est ce que je crus. Pourtant, je décelai bientôt, sous leur apparente bienveillance, des regards de plus en plus insistants et des allusions désagréables, dont le sens m'échappait en grande partie mais dont je redoutais les aboutissements. Lorsque j'en fis part à Flatulie, elle m'avisa, entre deux reflux gastriques, que je ferais bien de développer ma musculature tout en évitant les commissions dans les cales. Je ne saisis pas tout à fait ce qu'elle voulait dire, mais l'ennui me tiraillait et je passai des heures innombrables à récurer le pont, bien en vue du capitaine. Je parvins à devenir son protégé, car il avait découvert que j'étais instruit et il pouvait donc me dicter son journal de bord, au lieu de le rédiger lui-même.</p><p style="text-align: justify;">J'obtins alors le double avantage d'une forte constitution, ce qui me servirait à de nombreuses reprises au fil des années, et l'estime du capitaine. Je devinai le sort qui eût autrement été le mien lorsque d'autres moussaillons montèrent à bord lors d'un ravitaillement dans un atoll dont j'ai oublié le nom. Après quelques jours, je remarquai qu'ils ne portaient plus une simple culotte, mais une espèce de couche composée de plusieurs lanières de tissu.</p><p style="text-align: justify;">Je passai de longues heures à méditer ma situation. Omblé m'avait confié une mission et j'avais échoué lamentablement, car bien que j'eusse rattrapé Flatulie, je n'avais tout de même pas été en mesure d'empêcher sa fuite. Je m'imaginais mal la forcer à m'accompagner pour un éventuel retour à Gobières. Il faudrait de toute évidence l'abandonner, elle et l'enfant qu'elle portait, à son propre sort. Qu'adviendrait-il ensuite de l'enfant, qui serait mon fils ou mon demi-frère? Mais l'appel de l'aventure résonnait en moi! </p><p style="text-align: justify;">Depuis Bobignon, j'avais acquis un désir insatiable de découvrir de nouveaux endroits exotiques. Le temps passé à Gobières, engoncé dans la routine, m'avait été insupportable. Seuls les charmes de Flatulie m'avaient, un temps, empêché d'admettre que mon destin se situait sur les routes et les mers de ce monde. Le soir, lorsque le sommeil tardait à venir, je passais de longues heures à contempler la carte de Gobières que mon père m'avait remise. J'avais passé presque toute ma vie dans les limites étroites de la cité, sans vraiment m'en rendre compte. Puis mon séjour chez Gourmol m'avait ouvert les horizons infinis du multivers. </p><p style="text-align: justify;">Plus j'étudiais la carte de mon père, plus ma résolution de fonder un nouveau genre de cartographie, basé sur les faits et la raison, m'obsédait. En effet, ayant vécu toute mon enfance à Gobières, j'étais bien au fait que la plupart des indications sur la carte d'Omblé étaient non seulement souvent imprécises, mais parfois carrément fausses. Par exemple, il n'y avait pas de monstre marin échoué dans le port, tout au plus un ivrogne aux flatulences insidieuses et sonores sous le Grand Quai. Il réalisait ses cartes selon l'ancienne méthode, grâce aux rumeurs, aux racontards, aux ouï-dire et aux légendes. Qu'un enfant puisse relever autant d'erreurs d'un bref coup d'oeil m'était inadmissible.</p><p style="text-align: justify;">Mon projet n'avait toutefois rien de simple. Tout d'abord, il me faudrait sillonner les mers et les chemins du monde incessemment, ce qui, en soi, m'apparaissait tout à fait désirable. Toutefois, comment mesurer avec précision la distance entre deux lieux et ainsi établir une carte précise et véridique? Je pressentais que l'étendue sans fin de l'océan, contemplée en cherchant la solution, constituerait le gros du problème. Certes, on peut bien marcher entre deux villages en utilisant un bout de bois ou de corde et rabouter le tout avec une arithmétique relativement simple. Il suffisait d'admettre que l'ancienne méthode cartographique comportait des failles gigantesques, et les idées affluaient immédiatement. Mais la mer? Comment mesurer une telle étendue, sans le moindre repère à l'horizon de tous les points cardinaux? Il me faudrait, admis-je, inventer les outils qui rendraient ma tâche possible, ou à tout le moins, en découvrir en des contrées lointaines qui pourraient se prêter à un tel exercice ou servir d'inspiration à une invention de mon cru. </p><p style="text-align: left;">Un beau matin dégagé, la vigie s'écria: "Terre en vue!"</p><p style="text-align: left;">Peut-être trouverais-je une amorce de réponse à mes problèmes en Sabotie?</p><p style="text-align: left;"><br /></p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-73046359011391887322021-02-11T06:17:00.001-08:002021-02-11T06:17:36.547-08:0019. Persiennes de l'âme<p style="text-align: justify;">Les semaines qui suivirent mon retour à la maison furent tout d'abord très déconcertantes. Au cours de mon voyage dans le multivers, quelque chose avait changé en moi: j'étais devenu un homme, de plusieurs façons. Bien entendu, j'avais vogué sur les flots de la volupté aux côtés de Flatulie, mais j'avais aussi eu à faire preuve de courage; j'étais parvenu à me hisser hors de Bobignon, cette immonde fosse gluante et malodorante. J'avais aussi affronté une créature innomable, impensable, hors de toute norme, et j'avais survécu. Je n'étais pas sans ressentir une certaine fierté lorsque, le soir, je m'endormais à repensant à mes aventures des derniers mois.</p><p style="text-align: justify;">Toutefois, je devais à nouveau assumer mon rôle de fils, et qui plus est, de jeune garçon soumis à l'autorité d'un père sévère et d'un précepteur nauséabond. Certes, Omblé me traitait avec plus de prévenance qu'auparavant; je semblais avoir une existence plus que théorique dans la sphère de ses pensées, mais je crois qu'il s'inquiétait surtout, et qu'il avait la ferme intention de me garder à l'oeil. Prépulle, quant à lui, me gourmandait sur mes rêveries incessantes. J'étais incapable de me concentrer sur les matières qu'il enseignait, et pour une fois, son odeur écoeurante n'était pas en cause, enfin, pas totalement; et il semblait même en éprouver un certain ressentiment. Je compris que, loin de lui causer de la gêne ou la moindre honte, les émanations pestilentielles qu'il dégageait étaient pour lui une source de fierté profonde. Tout cela, bien entendu, s'éclaira davantage lorsque j'appris qu'il était le fils cadet d'un noble macérovien qui était l'un des plus grands exportateurs de choucroute au monde, mais j'anticipe.<br /></p><p style="text-align: justify;">Il était évidemment hors de question que je dormisse avec Flatulie. Même si notre connivence et notre concupiscence ne faisaient pas le moindre doute, toute la maisonnée fit semblant du contraire. On lui donna sa propre chambre, à l'autre bout de la maison. Je n'eus pas le moindre soupçon pendant les premières nuits; il aurait été saugrenu de penser que j'avais la moindre raison de m'inquiéter, étant donné que je les passais clandestinement dans ses bras, à constater qu'elle n'avait rien perdu de ses talents et de son ardeur. Pourtant, après quelques semaines, où le doux refuge de la première femme que j'eusse connu semblait le seul vestige de mon odyssée multiversienne qui demeurât palpable et moelleux, alors que déjà s'estompait mes souvenirs de Bobignon, Gourmol et Nusse, écrasés par la monotonie de journées ennuyeuses et pluvieuses d'un automne quelconque à Gobières, elle me refusa sa couche sans raison valable. </p><p style="text-align: justify;">Je n'eus alors plus la moindre quiétude. Le sommeil me fut interdit, et je passai mes nuits à revoir notre dernier baiser, ma dernière éjaculation monstrueuse dans sa bouche débordant de mes effusions d'amour et je retournais chaque instant, chaque couinement et chaque craquement d'une machoire portée au-delà de ses humaines limites encore et encore dans mon esprit torturé: qu'avais-je donc fait qui aurait pu causer ce revirement brusque et inattendu, alors que la nuit précédente nous étions encore unis jusqu'au bout de l'extase et de sa gorge?</p><p style="text-align: justify;">La réponse fut le choc le plus terrible de toute ma jeune existence. Ce n'est pas que je n'eus pas été capable de la concevoir, de la prédire, de me la représenter jusque dans ses moindres détails, bien avant que je n'en tins la preuve irréfutable entre mes mains. Non, j'étais un cartographe, et l'étendue de mes pouvoirs imaginatifs m'avait permis de construire une représentation rigoureusement exacte, un quadrillé tridimensionnel de la situation qui aurait laissé même le roi des idiots retrouver son chemin les yeux fermés au beau milieu d'un blizzard. Non, je savais très bien à quoi m'attendre sans même avoir récolté le moindre indice. Évidemment, j'aurais dû être plus attentif, et admettre que j'étais bien un homme désormais, et que les hommes, les hommes, eh bien, ils font ce qu'ils font sans se soucier des autres hommes. Comment avais-je pu être aussi naïf et ne pas remarquer que cet autre bout de la maison, c'était celui où, évidemment, logeait aussi mon père, le soi-disant grand cartographe de l'âge classique Omblé de Gobières?</p><p style="text-align: justify;">La nuit où je surpris Flatulie quittant l'antre de mon paternel, une chandelle à la main pour retrouver son chemin dans l'obscurité silencieuse d'une nuit trop calme, et que j'entrevis ce miroitement mat caractéristique à la commissure de ses lèvres, je chavirai et je fis naufrage sur les rives de la jalousie meurtrière. Je passai les journées, puis les semaines, qui suivirent à imaginer de quelle façon j'allais assassiner mon père pour lui reprendre ma femme: coup de couteau, poison, chute mortelle, explosion gastrique par ingestion d'une trop grande quantité de haricots issus de la réserve spéciale du prévôt de Sabotie... ce n'étaient pas les moyens qui manquaient, et mon imagination produisait chaque jour une nouvelle façon plus cruelle de mener à bien mon projet meurtrier. Parfois j'intervertissais l'ordre: d'abord mon père serait témoin de la mort à petit feu de Flatulie, d'autres fois, c'était elle qui le regarderait crever dans d'atroces souffrances.</p><p style="text-align: justify;">Puis, tout cela n'eut plus la moindre importance, quand, plusieurs semaines plus tard, il devint évident que Flatulie était enceinte.</p><p style="text-align: justify;">J'allais être père! Ou bien... j'aurais un demi-frère ou une demi-soeur. Saurais-je jamais laquelle de ces deux possibilités constituerait la vérité? Étrangement, les deux perspectives s'étaient comme hissées hors du champ de ma jalousie, tout était pardonné à Flatulie et Omblé, et je me demandais bien ce que nous réservait l'avenir. Un petit être tout neuf allait venir dissiper la monotonie d'un hiver qui s'annonçait long et ennuyeux. La maison résonnerait de ses cris et de ses rires, et pour une fois mon père et moi aurions un but commun, n'est-ce pas?</p><p style="text-align: justify;">Je n'aurais pas dû être surpris quand Flatulie fit ses bagages puis s'en alla sans même me dire adieu. Ce fut peut-être le coup que j'accusai le plus durement, et il me fallut de longues années pour apprécier la sagesse d'Omblé à ce moment-là. La présence de Flatulie dans notre maison faisait déjà scandale dans la société gobiéroise; sa grossesse ne manquerait pas de nous faire perdre toute légitimité auprès des nobles et des bourgeois, et nous dépendions d'eux pour les lucratifs contrats d'art illustratif de mon père, qu'on nommait encore erronément, à cette époque, cartographie.</p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-85513701110912607042020-12-03T03:47:00.001-08:002020-12-03T03:52:08.084-08:0018. Courbes<div style="text-align: justify;"><br /></div><div style="text-align: justify;">La femme a fini par me laisser seul sur le toit, sans que je remarque son départ. Combien de temps ai-je passé, perdu dans mes pensées, à voguer sur les flots obscurs de mes réminescences? Ici, l'air frais et salin du large me fouettait le visage et me rappelait Gobières. La nuit était moite et j'ai bu jusqu'à m'endormir tout habillé à la belle étoile. À mon réveil, malgré une migraine infernale, j'avais l'esprit plus clair que depuis un bon moment. J'ai regardé l'océan, puis je me suis demandé ce qu'un casino pouvait bien faire ici, sur cette île tropicale perdue au beau milieu de nulle part. </div><p style="text-align: justify;">Une faim dévorante a fini par me convaincre de retourner à l'intérieur et il n'a pas fallu bien longtemps pour que l'atmosphère feutrée et l'absence de perspective des salles de jeu m'hypnotise à nouveau. Les nouvelles machines que j'ai découvertes à mon retour sont dotées d'un magnétisme incroyable. L'écran tactile, les animations subtiles, et la panoplie de jeux qu'elles offrent me permettent de m'abimer totalement dans un étrange ballet, où je perds notion de moi-même. Je deviens en quelque sorte un avec la machine, et les dernières journées, voire semaines ont passé en un clin d'oeil. Je préfère plonger dans cette sorte de transe à l'effort considérable que la reconstruction de ma mémoire exige. Devant ces écrans magiques, je peux m'oublier. </p><p style="text-align: justify;">À mon retour d'une rare (et précipitée) pause à la salle de bains, j'ai hésité un instant avant de reprendre ma dialectique jouissive et annihilante avec la machine. Je me suis efforcé de continuer à suivre le fil de mon passé, au moment de mon retour de Bobignon. J'ai éprouvé une grande difficulté à mettre de l'ordre dans mes pensées, tant le récit de ce qui m'est arrivé dans cette ville étrange me semble échevelé et invraisemblable. Avant, tout semblait aller de soi: la relation entre mon père et moi était tendue, mon précepteur empestait d'une odeur pestilentielle, j'aimais explorer notre immense demeure à Gobières, je me destinais à la profession de cartographe en opposition aux principes du paternel lui-même cartographe de renom... puis survint cet hurluberlu, Gourmol, ses balivernes sur les tubes du multivers, son chat étrange, les créatures innomables qui rampaient partout dans la ville, la réserve spéciale du prévôt de Sabotie, les incroyables talents gutturaux et labiaux de Flatulie...<br /></p><p style="text-align: justify;">Avais-je fabulé, inventé de toutes pièces cet épisode? La séquence narrative n'avait ni queue ni tête et semblait être l'invention d'un gamin qui veut faire des blagues scatologiques. Toutefois, ces interrogations ne firent que confirmer que cette aventure à peine crédible et mal ficelée avait bel et bien eu lieu. J'avais un souvenir clair de mon réveil à côté de Flatulie, dans ma chambre, à Gobières, auprès d'Omblé et de Prépulle. Encore une fois, l'odeur pestilentielle de mon tuteur m'aidait à recoudre le fil de mes pensées, à leur donner du volume et de la régularité, à en étoffer la fibre, à leur octroyer une vraisemblance qui, quoique molle et fumante, en faisait un textile à part entière, avec ses reliefs et ses creux propres.<br /></p><p style="text-align: justify;">Elle me fut aussi providentielle, car j'étais couché en caleçon, et le souvenir des courbes enivrantes de Flatulie et de son habileté à établir une succion parfaite... bref, tout cela menaçait dangereusement l'érection d'une gênante orthogonalité en plein coeur de mon sous-vêtement. Dès que je me concentrai plutôt sur Prépulle, je parvins à contrôler mon excitation et à m'éviter une discussion embarassante avec mon père. Et ce souvenir m'a doté d'une arme nouvelle pour combattre le casino.</p><p style="text-align: justify;">Car je suis désormais convaincu que chaque élément de ce lieu est agencé d'une manière particulière et voulue, de sorte que les clients passent le plus de temps possible à miser et à perdre leur argent. Toutes les caractéristiques en sont témoin: l'absence de fenêtre ou d'horloges permettant de marquer le temps, les plafonds bas et les planchers encombrés de tables et de machines évitant toute perspective lointaine, les tapis au sol, sur les murs et au plafond qui amortissent les éclats de voix des gagnants et les coups de pistolet des perdants qui se suicident... mais, surtout, les courbes. Tout n'est ici que sinuosité, courbure, fléchissement, rondeur, galbe, inflexion, convexité, flexion, cambrure, rotondité, circularité, cintrage... sexe labyrinthique d'une femme infernale, conçu pour piéger l'homme insouciant qui s'y aventure en quête d'un peu de bon temps.<br /></p><p style="text-align: justify;">Nulle part l'âme ne rencontre un angle droit, une orthogonalité, une saillance, un heurt. Tous les changements de direction s'effectuent progressivement, selon un arc doux. Ces chemins paraboliques participent de cet effet hypnotique, empêchant de trouver une issue, ramenant toujours le joueur écoeuré vers sa table ou vers sa machine. Et que dire, justement, de ces machines! Elles sont de véritables condensés des principes architecturaux qui ont présidé au design du casino: tout y est ergonomique et ondulant, facile et plaisant, amorti et agréable. Les sons ressemblent aux doux murmures de l'océan, les images emploient des pastels agréables à l'oeil et la cadence varie selon mes états d'esprit, comme si la machine observait mon comportement jusque dans ses moindres détails. Il ne suffit que de quelques minutes, parfois à peine une douzaine de secondes, pour établir avec la machine une symbiose totale, pour se dématérialiser et pénétrer dans cette zone où plus rien d'autre n'existe que la prochaine mise, où l'homme et la machine ne font qu'un.<br /></p><p style="text-align: justify;">Pourtant, et grâce à celui que j'ai toujours considéré comme mon pire ennemi, je suis désormais capable d'interrompre ma session de jeu à volonté la plupart du temps. Il me suffit de m'emplir les narines de cette horrible odeur et je parviens parfois à briser la transe, à me lever et à poursuivre mon exploration des lieux, car si je veux résoudre l'énigme de mon arrivée ici, je dois tout d'abord trouver la sortie de ce damné casino et investiguer à l'extérieur, sur la plage et sur l'île. Qui sait, je pourrai peut-être repérer le bateau qui doit bien ravitailler le casino, et y obtenir un passage. Si le prix à payer pour réaliser cet objectif est de vomir quelques fois par jour au souvenir de Prépulle, ainsi soit-il.</p>Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-64539886122265668802020-10-19T16:06:00.008-07:002020-12-03T02:48:05.293-08:0017. Sur le toitCes souvenirs m’ont grandement ébranlé, j’ai perdu toute envie de jouer à la roulette. J’ai mis la moitié de mes jetons sur ‘impair’ et l’autre moitié sur ‘rouge’ et le ‘23’ rouge est sorti. Le croupier empile les gains sur les piles des autres joueurs et me sert en dernier. En doublant mes mises, comme il se doit, il me jète un coup d’oeil et semble me faire signe de ramasser mon pactole et de partir. Je ne me fais pas prier. J’empoche tous mes jetons dans une sacoche de cuir que je traine toujours, ma bourse, et je me dirige vers un guichet pour échanger mes jetons contre des pièces de plus grande valeur, afin de larguer du lest. Je garde quelques petites pièces pour m’acheter quelques rafraîchissements au bar. <br /><br />Je me dirige vers un ascenseur. Ceux-ci, faits de verre, nous laissent voir le mécanisme complexe qui leur permet de s’élever tout en douceur jusqu’aux étages les plus élevés, puis de redescendre sans se fracasser au sol. Le jeu de poids, de leviers et d’engrenages finement calibrés captive mon attention, pendant qu’un jeune homme proprement vêtu en active le mécanisme. Je lui demande de m’emmener jusqu’au penthouse, sur le toit. C’est le seul accès à l’extérieur que j’ai réussi à retrouver. C’est fou mais je n’ai jamais réussi à relocaliser l’entrée (ou la sortie) du complexe de casino. Peut-être que mon inconscient de cartographe se joue de moi, en me proposant constamment des chemins différents pour me rendre à ma destination, car je ne suis pas “prêt” à revoir l’extérieur? Peu importe, au moins je pourrai voir le ciel. <br /><br />En effet, en sortant de l’ascenseur au quatre-vingt-huitième étage, je suis ébahi par le magnifique ciel étoilé. Près de l’horizon se lève un croissant de lune, au-dessus des lumières tamisées du bar de marbre noir. Je me dirige immédiatement vers ce comptoir afin de m’abreuver d’une bonne rasade de whiskey. Le barman me sert promptement et pendant que je lui tends un jeton (d’une dénomination bien supérieure au coût de la boisson) je remarque du coin de l’oeil une figure familière. Pris d’un vertige, mon coeur se met à battre la chamade et je regarde à nouveau. Le profil du visage de la femme assise, seule, un peu plus loin, évoque d’une manière absolument troublante Flatulie. Mais ce n’est pas elle. C’est impossible. Indifférente, la femme semble perdue dans ses propres pensées. Heureusement, car je n’ai aucune idée combien de temps je l’ai dévisagée! Au moins assez longtemps pour avoir terminé mon verre. J’en commande un autre, double. Je devrais aller la voir. La coïncidence de rencontrer une femme qui ressemble autant à Flatulie, ici, est trop grande pour être ignorée. De plus, je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai conversé avec une femme… Je prends une grande respiration et j’entreprends d’aller la rejoindre. Exactement à ce moment, elle se retourne vers moi et me sourit. Je sens alors un frisson me traverser des pieds à la tête et tout mon sang quitter mon visage, comme si j’avais aperçu un spectre. C’est Flatulie. Mais ce n’est pas elle. Non. Cette femme est différente, les cheveux, les yeux… Le maquillage? Impossible! Ça ne peut pas être elle. Je prends une grande lampée de mon verre et je me dirige vers elle.<br /><br />Ragaillardi (et passablement étourdi) par la quantité de whiskey que j’ai ingéré en si peu de temps, je me dirige courageusement vers elle, en tentant d’afficher mon sourire de “joueur chanceux”. Ma tactique semble fonctionner car son air reste affable. Peut-être n’a-t-elle pas remarqué mon malaise passager… ou peut-être est-elle une bonne joueuse de poker. Je brise la glace. “Je peux me joindre à vous?”<br /><br />- Bien sûr, me répond-elle. J’aime bien la compagnie. <br /><br />J’observe un voile dans son regard lorsqu’elle me répond, comme si son esprit se retrouvait, à ce moment, à une très grande distance, ou même dans un univers parallèle…<br /><br />- J’étais perdue dans mes pensées, peut-être l’avez-vous remarqué? Je sais que je peux avoir l’air très lunatique parfois. Mais je suis comme ça, j’aime les rêveries. Vous aimez rêver vous? <br /><br />Au fur et à mesure qu’elle me parle, je me sens rassuré. Elle n’a pas la même voix que Flatulie, ni les mêmes intonations. Je lui réponds:<br /><br />- On pourrait dire que j’aime les rêveries, d’une certaine manière. Mon esprit passe beaucoup de temps à voguer, à parcourir les flots du temps, mais c’est plutôt dans ma mémoire que dans des rêves que je me perds. C’est un peu la même chose n’est-ce pas?<br /><br />- Oui, j’imagine, si on a eu une vie trépidante d’aventures, c’est un peu pareil. Vous avez dû avoir une vie formidable, je le sens juste à votre présence. Comment êtes-vous arrivé ici?<br /><br />Je suis abasourdi par sa question. Dois-je inventer quelque chose? Dois-je lui dire la vérité? Pourquoi est-ce que j’hésite à lui raconter mon histoire? Je n’ai rien à cacher. Surtout pas à une femme que je ne connais pas du tout, que je n’ai jamais rencontré auparavant, rencontrée par hasard dans un bar.<br /><br />- J’ai été naufragé. Je me suis réveillé sur la plage devant l’entrée du casino, lui réponds-je avec gravité.<br /><br />- Oh! Quelle merveille! Je savais que vous étiez un aventurier. Avez-vous fait naufrage lors de la tempête tropicale fracassante de la semaine dernière? J’ai passé toute la durée de l’intempérie à m’imaginer tous ces matelots pris en mer, bringuebalés par les ondes, craignant pour leur vie, pensant à leur mère. Je ne croyais jamais rencontrer un réel survivant, en chair et en os. Comment était-ce pendant la tempête, pendant que le pont du navire était fouetté par les lames…<br /><br />- J’hésite alors à la laisser décrire elle-même ce que cette expérience aurait pu être. Elle me semblait tout à fait apte à reconstruire, en imagination, la totalité de l’évènement. Pour ma part, je devais bien avouer que je n’avais aucun souvenir précis de tout cela.<br /><br />- Ce fut certainement un des moments les plus terrifiants de mon existence. <br /><br />En disant cela, je sus immédiatement que j’avais menti. La quantité d’effroi que j’ai pu vivre à ce moment, quelle qu’elle put être, était nécessairement infinitésimale par rapport à ce que j’ai pu vivre devant cette entité tentaculaire… Mon visage a dû s’assombrir considérablement car je la vois troublée. <br /><br />- Excusez-moi, je ne voulais pas vous troubler par ces souvenirs. Vous avez probablement vécu une grande souffrance, peut-être avez-vous perdu des amis…<br /><br />Avais-je perdu des amis?Bluhttp://www.blogger.com/profile/08199417774501140025noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-66860651841081316082020-07-22T10:44:00.003-07:002020-07-22T10:47:41.035-07:0016. Commotion<div style="text-align: justify;">
Je fus frappé de plein fouet par l'onde de choc, car je m'étais bien trop approché du brasero, dans ma hâte de ne pas être exposé trop longtemps à la menace des créatures rampantes. Je ne sentis qu'un coup violent à la tête, puis tout devint noir, et je tombai, tombai et tombai...</div>
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<br /></div>
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J'avais pénétré en un lieu où les sensations n'existaient pas, et pourtant, je vis d'innombrables formes, je perçus d'infinies et sublimes variations aux couleurs que je connaissaient ainsi que d'autres qui m'étaient inconnues, j'ouïs des mélodies aux notes qui s'étalaient par-delà les abysses du temps, je frémis, autant de peur que de plaisir, alors que des entités improbables se faufilaient tout au long de mes membres et dans mes orifices. Je vis naître et mourir les étoiles et les galaxies, je subodorai des parfums exquis et terribles, je fus pris à témoin de l'apogée et du déclin d'empires et de mondes sis à d'impossibles distances. J'en pleurai et j'en ris, je voulus vivre à jamais et mourir dans l'instant. Ma chute dans cette obscurité saturée de toutes les modalités sensorielles imaginables perdura un temps que je ne saurais appréhender, un temps distendu, tendant vers l'éternité.</div>
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Alors, à la toute fin de cette épopée au-delà de la vie et de la mort, je distinguai deux choses, ou plutôt, une seule et même chose, dont les deux facettes m'emplissent encore d'étonnement et d'une indicible frayeur. Je tremble, à l'intérieur du casino, rien que d'y repenser et c'est tout comme si je me tenais au bord du même gouffre qui a failli me dévorer. Tout d'abord, je vis les innombrables objets informes de cet étrange rêve coalescer, prendre une forme de plus en plus définitive, que je pus nommer sans la moindre hésitation: je voyais les tubes innombrables du multivers dans leur incroyable enchevêtrement. Ils étaient si anciens! Toutefois, alors que je les observais, empli d'un émerveillement sans bornes, j'avais sans cesse l'impression d'être incapable d'établir un foyer et d'en avoir une image nette. Je m'employai à concentrer toute mon attention sur cette tâche pourtant simple et c'est alors que les tubes se mirent à émettre ce que je ne peux que qualifier de luminosité ténébreuse, avant se devenir d'immenses tentacules qui tentèrent subitement de se saisir de moi.</div>
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À bien y penser, cette expérience terrifiante, bien plus que la commotion subie lors de l'explosion, pourrait bien expliquer mon amnésie depuis le naufrage, et les migraines qui deviennent de plus en plus fréquentes à mesure que je m'exténue à creuser les abîmes de mon souvenir tout en essayant de de ne pas sombrer dans l'entité qui a tenté de s'emparer de moi à cet instant. Je crois avoir échappé à un destin plus funeste que la mort elle-même, sans pouvoir vraiment l'expliquer. Une partie de mon esprit essaie de me protéger de moi-même, et de cet être d'obscurité, de peur et de tentacules.</div>
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Lorsque j'ouvris les yeux, après ce qui sembla une éternité, j'étais couché dans un lit très moelleux. Je sentais la chaleur du soleil caresser ma peau. Malgré cela, je tressaillis, comme si un froid que la lumière du jour ne pouvait pas dissiper s'était logé au plus profond de mon âme. Je voulus me relever, mais une main ferme, quoique empreinte d'une certaine douceur, m'en empêcha.</div>
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Omblé, les traits tirés, me sourit faiblement et son visage exprimait un grand soulagement. "Il s'est finalement réveillé!" dit-il à une personne hors-champ.</div>
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J'entendis des pas. Je n'eus guère besoin de tourner ma tête en direction du bruit; je vomis tripes et boyaux quand mon nez reconnut Prépulle. "Content que tu sois revenu parmi nous, mon garçon. Nous avons bien failli te perdre!" s'exclama mon nauséabond tuteur.</div>
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Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-41609736703416861942020-05-21T09:04:00.001-07:002020-05-21T09:04:57.822-07:0015. Bye bye Bobignon<div style="text-align: justify;">
Flatulie subissait l'assaut d'une crampe particulièrement pénible, mais elle parvint néanmoins, malgré ses traits ravagés par la souffrance et ses yeux emplis de larmes, à me désigner une petite porte coulissante sous le banc du cocher, banc qu'il nous était par ailleurs impossible d'utiliser dans notre état actuel; nous étions pliés en deux sur la plateforme de la charrette depuis les premières crampes. Avec mille précautions, de manière à ne pas briser le rythme de l'alternance de nos flatuosités en relâchant mes sphincters par un mouvement inopportun au mauvais moment, ce qui aurait eu de funestes conséquences pour notre périlleuses entreprise, je rampai avec une extrême lenteur, portant une attention particulièrement aiguë à la disposition interne de mon organisme, à chaque minuscule signal provenant de mon esthésie proprioceptive ravagée, je rampai, donc, jusqu'au cabinet et j'en ouvris la porte d'un geste qui me sembla durer une éternité.</div>
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Le compartiment contenait un brasero, duquel émanait une chaleur presque réconfortante. Je sais bien qu'un chat ne peut sourire, mais le regard de Nusse à cet instant était impitoyablement souriant, je pourrais le jurer. Il anticipait ce qui allait venir avec délice, de toute évidence. Il me faut bien lui accorder que pour un chat, il était bien spécial, et qu'il vécut avec nous une aventure hors du commun. De toute façon, la viscosité corrompue de Bobignon semblait ne pas avoir sur lui la moindre prise. Il ne pouvait que profiter du spectacle ridicule que constituait notre tentative d'échapper à un milieu de vie duquel il s'accommodait somme toute fort bien.</div>
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Il ne me fallut guère longtemps pour saisir ce qu'il me restait à faire, dans toute son abominable dangerosité. Je me mis à trembler de tout mon être, autant à cause des muscles intestinaux sollicités jusqu'à leur point de rupture que de la peur. Mon désir de quitter cette ville infecte vint toutefois me fournir l'élan et le courage nécessaires à la réalisation de cette ultime étape, qui m'affranchirait une fois pour toutes de cet endroit ignoble - du moins, c'est ce que je croyais, assez naïvement, à cette époque.</div>
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Je profitai du fait que mon tour pour le relâchement venait tout juste de passer, ce qui m'octroyait, avant que la pression dans mes boyaux n'atteignît à nouveau un seuil critique, quelques brefs instants de clarté et une liberté de mouvement inouïe, pour disposer le brasero à l'arrière de la charrette, au milieu, de manière à ce que nous pussions tous deux l'atteindre d'où nous gisions. Nous dûmes alors altérer peu à peu nos cadences respectives, pendules flatulents que nous étions, pour nous synchroniser et diriger un jet commun exactement au même instant vers le brasero. Nous jouions le tout pour le tout; la moindre erreur de calcul, la moindre déviation angulaire, la moindre inexactitude de force centripète, la moindre imperfection dans la réserve du prévôt, la moindre défaillance de nos sphincters... il y avait tant de détails qui pouvaient faire en sorte que notre bouclier gazeux défaillît et nous exposât trop tôt ou trop longtemps, alors que nous retenions nos flatulences pour le feu d'artifice final. D'ailleurs, de toute évidence, même le minutage le plus subtil de notre part n'allait pas sans risques. La dernière phase du cycle nous exposait durant quelques secondes; il fallait seulement espérer que la déflagration se produirait avant qu'une des formes rampantes ne puisse ajouter nos membres à sa macabre collection.</div>
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Flatulie me donna, du fond de son regard, le signal.</div>
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Ces dernières réminiscences m'ont rappelé l'explosion sur le bateau, qui a dû être la cause du naufrage. J'ai eu brièvement bon espoir que ce progrès soudain me permettrait de retracer les raisons de ma navigation dans cette région du monde, et de recouvrer ainsi des pans de ma vie plus récente, ma vie d'adulte, mais je n'ai eu pour toute récompense que de terribles migraines qui m'ont même empêché de jouer hier soir. Les employés du casino m'en ont évidemment fait l'amère reproche, et j'ai trouvé le filet mignon exécrable et le whisky moins qu'ambrosiaque ce matin au déjeuner. Sans doute, ils se sont vengés de mon absence à la table de jeu en me fournissant des victuailles moins que sublimes.</div>
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Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-41787031008129559292020-03-14T06:45:00.003-07:002020-03-14T06:54:56.365-07:0014. Sur le pont de Bobignon<div style="text-align: justify;">
Me croyant trahi par la sublime réserve spéciale du prévôt de Sabotie, je regardai Flatulie se plier en deux à mes côtés elle aussi. Ses traits avaient beau être distendus par la même douleur aigüe qui me déchirait les entrailles et gonflait mon ventre d'une inquiétante façon, elle parvenait tout de même à sourire. Elle m'intima de tenir mes sphincters bien serrés encore quelques moments, puis elle me fit signe qu'il était temps d'y aller. À quatre pattes, nous supportant l'un l'autre tour à tour selon les oscillations de nos crampes, nous nous rendîmes péniblement jusqu'au chariot. Enfin, nous prîmes place sur la banquette, Flatulie s'empara des rênes et d'un claquement sec, l'âne attelé au chariot reçut l'ordre de s'ébranler. Une série de grincements, qui parvinrent indistinctement à mes oreilles, confirmèrent que nous étions en route.</div>
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Ce fut Flatulie qui lâcha enfin, accompagnée d'un prodigieux cri de soulagement, la première flatulence monstrueuse, longue, sonore, foireuse et malodorante. Elle m'expliqua en quelques mots, entre deux crampes, qu'il nous fallait rythmer nos météorisations de manière à demeurer en tout temps entourés d'un nuage de gaz. J'étais, et c'est le moins que l'on puisse dire, quelque peu incrédule, mais cet air menaçant que j'aurais amplement le temps de subir au cours des semaines à venir et qu'elle savait si bien prendre, et que je savais devoir signifier à coup sûr une privation prolongée de la satisfaction de mes désirs sexuels, me fit y penser deux fois avant de chercher un contre-argument quelconque. De toute manière, l'ensemble de mon esthésie, déjà bien trop sollicitée par les événements des dernières heures, avait déjà basculé dans une espèce de catatonie salvatrice. Par ailleurs, la digestion pénible d'une telle quantité de haricots sabotiens, fussent-ils d'un millésime exceptionnel et prélevés un à un par le prévôt avant même qu'ils ne se rendissent au roi, ne m'octroyait guère le loisir d'une activité intellectuelle soutenue; ma conscience soubresoutait entre le néant et la nausée, et je me terrais loin en moi-même, cerné d'un implacable brouillard mental qui avait au moins le mérite d'amoindrir la douleur lancinante et les odeurs fétides qui me tourmentaient.</div>
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Bientôt, Flatulie m'indiqua qu'il était temps de faire mon entrée en scène sur les planches moisies de ce ragoûtant ballet aérogastrique. Si j'avais une seule envie à cet instant, c'était bel et bien de laisser sortir de moi ce gaz comprimé qui me faisait tant souffrir. J'y allai d'une série de flatuosités explosives en rafales brèves mais convaincantes, et le soulagement que j'en éprouvai n'était pas loin, dans sa volupté licencieuse, des orgasmes que j'avais eus grâce à Flatulie, ce qui déclencha en moi une réflexion sur la nature de la souffrance, du plaisir et du désir. Bien entendu, je n'eus pas le loisir d'élaborer cette pensée à bord du chariot (je dis bien "à bord" car Bobignon était si visqueuse que j'avais plus l'impression d'y naviguer que d'y rouler), puisque sitôt que nous en avions fini d'expulser un surplus gazeux, les crampes remettaient l'épaule à la roue pour nous dérober toute velléité philosophique. Néanmoins, ce germe était planté profondément dans mon esprit, et depuis cet horrible épisode, j'ai toujours été incapable de replonger aussi pleinement dans mes sensations, en venant toujours à m'en distancier, à en établir en quelque sorte une cartographie, classant, repérant, arpentant les moindres replis de mon esthésie, au même titre qu'une terre vierge se doit d'être mesurée et délimitée par un esprit logique et rationnel. </div>
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Après cette première déflagration, Flatulie, qui entamait un second cycle de ballonnements et qui respirait par saccades - un peu, je le découvrirais plus tard, à la manière d'une femme qui accouche - prit quand même le temps de me désigner l'étrange phénomène qui se produisait sur notre passage: le nuage brunâtre qui nous entourait scintillait sur son pourtour, à l'endroit même où il croisait le fer avec l'atmosphère corrompue de Bobignon, semblant, ô miracle, la repousser, ou, à tout le moins, la tenir à une distance respectueuse dans d'impressionantes gerbes d'étincelles bilieuses. Ce bouclier gazéiforme constituait donc notre salut, notre ultime rempart contre la dégénérescence de la ville. Je distinguai à quelques pâtés de maisons les contours vagues du pont de Bobignon, puis mon regard choqué s'attarda sur les créatures difformes qui circulaient dans les rues de la ville.</div>
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Sans aucun doute, celle à laquelle j'avais échappé en me jetant, grâce au miaulement opportun de Nusse, dans l'antre de Flatulie, devait être l'une d'entre elles. Partout alentour, elles rampaient avec une vitesse prodigieuse, ingérant à peu près n'importe quoi. Ces créatures étaient plus terrifiantes que tout ce que j'avais pu voir ou même imaginer jusqu'à ce jour. Elles présentaient un aspect si singulier, si difficile à appréhender pour l'esprit du jeune homme que j'étais alors - et tout autant pour celui de l'adulte amnésique que je suis désormais - qu'il n'est pas facile d'en donner une description honnête qui traduise aussi toute leur horreur. Des contours flous et indéfinis, une couleur oscillant entre le gris, le brun et le vert, mais surtout, ici et là, des appendices monstrueux, qui saillaient selon des angles impossibles et qui parvenaient toujours à susciter le maximum de répugnance: mollets, coudes, dentiers, chiens, rats, chaises, horloges, pots de chambre, doigts, roues dentelées, casseroles en fonte, cheveux...</div>
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Je compris alors à quel funeste destin j'avais échappé et à quel point j'étais redevable à Flatulie de m'offrir cette chance inespérée de m'enfuir de Bobignon en sa compagnie. L'immense gratitude que j'éprouvais était toutefois asphyxiée par nos flatulences cadencées, par cet incessant va-et-vient des souffrances dues aux crampes et de l'état de béatitude provoqué par le relâchement régulier de mes sphincters.</div>
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Le pont, dont la silhouette n'avait d'abord été qu'une esquisse molle et éthérée au loin, déployait à présent sa structure massive devant nous. Le seul hic, c'était que la partie centrale, sur un bon dix mètres, s'était effondrée. Comment parviendrions-nous à franchir cet abîme?</div>
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J'entendis un miaulement et je tournai la tête. Nusse, perché derrière nous sur les conserves, me regardait d'un air entendu en se nettoyant la tête à l'aide de ses pattes. Évidemment, il avait déjà compris la seule possibilité qui nous permettrait de franchir le pont de Bobignon.</div>
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Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-49496770634346956002020-01-30T06:50:00.000-08:002020-01-30T07:06:45.754-08:0013. La fibre du destin<div style="text-align: justify;">
Nous ouvrîmes donc nos premières conserves avant de quitter l'antre de Flatuile et nous attendîmes que nos sucs digestifs accomplissent leur funeste besogne. Mes capacités cognitives me revinrent peu à peu alors que je mastiquais, et je commençai à comprendre, à mesure que se retiraient les nappes de brouillard qui m'encerclaient l'esprit, en quoi consistait vraisemblablement la stratégie élaborée par Flatulie pour s'échapper de Bobignon. </div>
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J'en perdis quelque peu l'appétit, mais nos acrobaties érotiques m'avaient en fait laissé sur une faim dévorante, une faim de répéter ces contorsions, une faim au ventre, une faim de vie. C'était comme si j'avais crevé un abcès nommé Prépulle, une espèce de masse parfumée étouffante qui avait englué mon esprit, car c'était bel et bien mon précepteur qui avait déterminé le déroulement de ma première rencontre galante, et les charmes de Flatulie avaient chassé ce vent marécageux et j'avais pour la première fois respiré l'air du large dans ce misérable taudis bobignonnais.</div>
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J'avais opté tout d'abord pour les gourganes vulgariennes, de manière à garder les haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie pour dessert. Flatulie ne se gêna pas pour m'en faire le reproche, arguant qu'il valait mieux profiter de chaque instant et manger nos meilleures fèves sur-le-champ. Je voulus protester, car toutes les fibres de mon être cartographe s'insurgeaient, puisque je préférais soigneusement planifier et exécuter un plan destiné à recenser un territoire de la meilleure manière qui soit, mais Flatulie ne m'en laissa guère la possibilité; sa main se fraya adroitement un chemin dans mes braies, tandis qu'elle plaquait sa bouche sur la mienne pour y déverser une sublime purée soigneusement mastiquée de choucroute macérovienne vieillie en cuve de fonte impériale. J'explosai presque instantanément dans sa paume, et il me fallut admettre, à contrecoeur, qu'elle avait bien raison. Je rangeai donc les gourganes et j'ouvris une seconde boîte de haricots sabotiens en chignant mentalement (je savais de façon instinctive qu'il eût été hasardeux de manifester mon mécontentement de vive voix), pressentant que je m'enfonçais dans quelque chose de plus visqueux et collant que Bobignon elle-même, mais j'étais par trop inexpérimenté dans les affaires du coeur pour réaliser pleinement que j'avais malgré moi signé un pacte qui me causerait bien des soucis au cours des jours à venir.<br />
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C'est alors que les premières crampes m'assaillirent.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-37311358466010640752019-11-12T16:33:00.001-08:002019-11-12T16:36:54.918-08:0012. Conserves<div style="text-align: justify;">
Couvert de sueur, il me fallut cesser de transférer mécaniquement les petites boites métalliques dans le chariot pour réfléchir quelque peu à ce que j'étais en train de faire. Mon esprit flottait dans une sorte de brume, non pas celle, nauséabonde et visqueuse, de Bobignon, mais plutôt un brouillard ouateux qui irradiait de mon bas-ventre jusqu'à rejoindre les extrémités de mon corps; une sensation de bien-être qui n'était pas non plus celle du tendre souvenir de ma mère, sensation qui demeurait pour l'instant indéchiffrable, et qui de plus se doublait, que dis-je, se triplait d'une sorte d'absence de volonté et d'un sentiment de satiété comme après un bon repas bien gras. Le jour se levait, enfin, ce qu'on pourrait convenir de nommer jour à Bobignon par pur désir d'avoir un quelconque repère temporel, une aube brunâtre et lourdasse, qui traînait le pas, comme refusant obstinément de laisser la place au jour à proprement parler.</div>
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Non seulement j'avais accepté d'aider Flatulie à quitter Bobignon, mais apparemment je m'occupais seul du chargement de centaines de conserves. Les étiquettes délavées laissaient deviner un âge vénérable, mais il me fut néanmoins loisible de les déchiffrer: pois chiches d'Escosse, haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie, gourganes vulgariennes, flageolets françois et choucroutes macéroviennes composaient l'essentiel des provisions que je chargeais avec une sorte de béatitude obtuse, satisfait de cet humble labeur qui, à bien y penser, réduisait l'inimitable cartographe en devenir que j'étais à une pauvre bête de somme sans cervelle. Pourtant, je m'en contentais comme jamais auparavant je ne m'étais contenté d'une tâche. Tous mes soucis - Omblé, Prépulle, Gourmol, le multivers et les séries de tubes, le danger de mort qui collait à chacun de me pas à Bobignon, tout cela n'avait finalement qu'une importance somme toute minime.</div>
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Lorsque toutes les conserves se trouvèrent dans le chariot, je rentrai en sautillant et en sifflotant dans l'antre de Flatulie et ce fut le sourire désarmant et chargé de connivence de l'esthéticienne qui me permit de pénétrer dans mes souvenirs de l'heure qui avait précédé mon rude travail de manutention. Un flot polysensoriel d'odeurs, de chuchotements, de sensations inédites, de frissons, de glissements et de viscosités agréables me rappela alors, d'un seul coup et à ma grande surprise, l'expérience ineffable que j'avais partagée avec elle.</div>
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J'ai été contraint de m'absenter de la table de jeu pendant quelques minutes (ce que m'a fortement reproché le croupier à mon retour) pour répondre à l'appel brûlant du souvenir de la prodigalité charnelle de dame Flatulie, car je me sentais sur le point d'exploser. J'en ai perdu le fil de mes pensées, et, pendant une bonne heure, ma mémoire s'est tarie. À tout le moins, il est rassurant de constater que certaines de mes expériences furent agréables, et cela laisse présager une accalmie dans la mer houleuse de mon passé.</div>
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Quand je parvins à me rappeler la suite des choses, j'éprouvai une amère déception et une certaine nausée; après notre union, étendue à mes côtés, encore haletante et nue, Flatulie m'avait exposé la méthode en laquelle résidait notre seul espoir de quitter Bobignon vivants, puis elle m'avait envoyé charger le chariot avant que mon cerveau ne réussise à assimiler cette information, qui me laissa incapable de partager la couche d'une femme pendant de nombreuses années.</div>
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Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-57094508597236554342019-11-02T11:54:00.000-07:002019-11-02T12:07:20.466-07:0011. L'antre de Flatulie<div style="text-align: justify;">
Bien que constitué de terre battue, le sol n'était nullement gluant. Je fus, à mon grand soulagement, en mesure de me relever sans m'arracher d'énièmes lanières d'épiderme et de vibrisses. Toutefois, j'étais un brin désorienté par l'aisance surprenante de mon mouvement, puisque, par habitude, j'avais donné un si grand coup pour m'arracher à la succion que j'en avais presque effectué un salto arrière. Il va sans dire que mon séjour dans cette ville maudite fut un facteur déterminant dans le développement de la forte musculature qui m'a si bien servi tout au long de ma vie tumultueuse, et qui m'a probablement permis de rejoindre la rive suite au naufrage, malgré l'épuisement et un état semi-comateux.</div>
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Je me souviens si nettement encore de la terreur dans laquelle me plongerait, des années plus tard, la boutique de cette esthéticienne rescapée de Bobignon, qui avait eu la terrible idée d'emmener avec elle un échantillon de la substance visqueuse qui recouvrait tout, et qui fit fureur pour l'épilation des gentes dames de l'aristocratie sabotienne, jusqu'à ce que les autorités parviennent à associer une série de décès inexplicables (doublés d'une puanteur immonde) à une visite récente chez la travailleuse du beau. Il m'arrive encore parfois de me réveiller d'un cauchemar où toute la Sabotie est poisseuse, envahie par la substance qui se reproduisait d'elle-même et semblait de surcroît posséder une certaine forme rudimentaire de conscience, avant de se répandre jusqu'à recouvrir le monde entier et à l'étouffer sous l'atroce linceuil de sa putrescence gommeuse et inexorable. Rien de tel ne survint, mais on ne retrouva jamais l'esthéticienne, ni la substance, ce qui me fait encore à ce jour redouter de grands malheurs. Pire encore, le fait qu'une personne d'une telle inconséquence connaisse le secret des tubes mettait, et continue de mettre en péril le multivers tout entier. Qu'arriverait-il si, par inadvertance, un peu de substance s'échappait alors que l'esthéticienne était en transit dans les tubes? Je n'ose imaginer l'odieuse étendue des dégâts...</div>
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Il me fallut donc quelques instants pour retrouver mes repères. La pièce dans laquelle je me trouvais était carrée et basse de plafond. Il y régnait une chaleur réconfortante qui m'enveloppa tendrement tout en chassant l'humidité crasseuse de Bobignon. J'éprouvai alors un sentiment d'amour filial comme jamais auparavant avec Omblé, et un fugace souvenir de ma mère disparue se faufila dans le théâtre de mon esprit délabré: une créature d'une beauté irréelle et chaleureuse à souhait me souriait en me drapant d'une épaisse couverture et en me professant des mots doux. Je m'abandonnai totalement à ce souvenir dans un souvenir et je perdis totalement la notion du temps, si bien que je m'éveillai à même la moquette, pour apercevoir un garde de sécurité penché au-dessus de moi qui me reprochait mon absence prolongée à la table de jeu. Ce fut ma première expérience, ma foi assez dérangeante, avec les périls de la récursivité, surtout quand on se trouve dans un casino.</div>
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<br /></div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-21335178080327913642019-06-04T15:44:00.001-07:002019-11-02T12:07:10.019-07:0010. Dans les rues de Bobignon<div style="text-align: justify;">
J'avais décidé de partir à la tombée du jour, car je préférais voir le moins possible la ville. La subir avec mon nez me suffisait amplement. Bobignon était si vile que je ne pouvais qu'imaginer, avec un immense dégoût mais sans pouvoir m'en empêcher, qu'au lieu de nager vers le fonds du puits dans la maison d'Omblé, à Gobières, j'avais plutôt été ingurgité par Prépulle, et que je pataugeais à présent dans ses ignominieuses entrailles farcies de lard. </div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Chaque pas était un véritable supplice. Le sol était poisseux, recouvert d'une substance visqueuse et verdâtre. Il me fallait fournir un effort considérable simplement pour soulever mes pieds. Le bruit de succion effroyable produit par cette opération habituellement anodine me donnait le tournis. Des larves blanches s'accrochaient à mes chausses et tentaient de remonter le long de mes jambes, pour accomplir un dessein que j'étais en fort mauvaise posture de leur interdire. Heureusement, Nusse s'en délectait et je pouvais demeurer concentré sur ma marche. Pour rien au monde je n'eusse voulu chuter sur cette surface immonde.<br />
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Comme chaque soir, la ville était couverte d'une brume brunâtre épaisse qui engluait mes poumons et me poussait vers des états semi-hallucinatoires proches de la somnolence. Il me fallait pourtant combattre l'envie presque irrésistible de m'étendre pour faire un somme, car cela m'eût sans doute été funeste. Par chance, Nusse, par je ne sais quelle partie de son intelligence, comprenait parfaitement les enjeux auxquels j'étais confronté, et en bon compagon, me mordait gentiment les mollets dès que je me laissais un peu trop aller vers le sommeil.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
C'est au cours de cet éprouvant trajet dans l'air vespéral mortel de Bobigon que je remarquai pour la première fois l'aisance déconcertante avec laquelle Nusse parvenait à se mouvoir à mes côtés. Ses pattes ne collaient pas sur le sol et il faisait preuve d'une vigilance impeccable. Les périls de cette ville maudite semblaient n'avoir aucune prise sur lui. Qui plus est, son poil conservait un aspect sain, même si je n'avais pas souvenir de l'avoir vu faire sa toilette, chose qui est pourtant une manie chez ces animaux. Mes propres cheveux me donnaient sûrement piètre allure. Ils se collaient à mon visage, et je devais sans cesse les arracher, ce qui était douloureux.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Gourmol m'avait indiqué la route à suivre pour atteindre le pont de Bobignon. La ville était sise dans une grande île et il n'y avait pas d'autre moyen de la quitter. Même si le magicien avait suggéré qu'il pouvait exister d'autres orifices à Bobignon même, je ne tenais aucunement à les sonder. Ils seraient sans aucun doute infects. S'il existait dans le multivers autant de séries de tubes que Gourmol le pensait, j'en découvrirais d'autres ailleurs, voilà tout. Cela lui donnerait d'autant plus le temps de réparer son erreur, et la pestilence qui écrasait la ville ne serait plus là. Je pourrrais alors en explorer les orifices tout à loisir. J'avais trouvé étrange que le pont fût la seule issue possible, mais Gourmol m'avait assuré que le brouillard qui enveloppait la ville avait depuis un bon moment fait pourrir toutes les embarcations. Le pont de pierre était ma seule chance.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
J'avançais dans une ruelle à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front quand j'entendis le premier beuglement, tout à la fois pathétique, saugrenu et terrifiant. J'avais scrupuleusement mémorisé le chemin que m'avait indiqué Gourmol, et mon aptitude naturelle à la cartographie m'avait permis d'en faire un plan mental. Pourquoi alors me trouvais-je dans cette impasse? Le deuxième beuglement était plus près, mais je distinguais à peine mes mains dans cette purée de pois. Mes jambes ne m'obéissaient plus. La terreur me paralysait. Le bruit d'un objet très lourd glissant sur le sol s'accompagnait d'un son qui faisait à la fois penser à la déglutition et au vomissement. Quelle horrible créature rampait vers moi? Comment pouvait-elle faire ces deux choses en même temps?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Ce fut le miaulement de Nusse qui rompit l'envoûtement et qui me sauva. Le chat se trouvait quelque part sur ma gauche. Sans hésiter, je me précipitai dans cette direction. J'entendis un craquement mou alors que je défonçais une porte en bois pourri. Je m'étalai de tout mon long sur un plancher de terre battue. Nusse vint me lécher le visage en ronronnant. Dehors, la créature continua son chemin, beuglant de temps en temps. Les cris atroces d'agonie que j'entendis quelques minutes plus tard confirmèrent l'horrible destin auquel je venais à peine d'échapper.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Ces souvenirs m'ont perturbé à un point tel que j'ai épongé mes premières pertes au casino ce soir. J'étais incapable de me concentrer et de suivre les principes appris dans les livres de Gourmol. Je n'avais jamais été terrorisé à ce point de ma jeune existence. Je redoute ce qu'il me reste à découvrir entre ce moment et ma présence ici. Néanmoins, j'espère que toutes mes expériences n'ont pas été aussi traumatisantes. J'ai dû découvrir une foule d'endroits magnifiques. J'espère que j'ai fini par retourner à Bobigon, et que Gourmol a réparé son erreur. J'éprouve une grande sympathie pour le magicien, même après toutes ces années. Il a peut-être été mon seul véritable père, après tout. Quoi qu'il en soit, j'ai eu une idée qui me permettra peut-être de sortir d'ici, le moment venu: et si je perdais tout mon argent? Je doute qu'on me laissera rester ici si je suis sans le sou! Le seul hic, avec cette idée, c'est que je ne sais pas d'où provient l'argent avec lequel j'ai misé le premier soir. Il était là, devant moi, et mes souvenirs sont un peu flous. Je venais de m'éveiller sur la plage et de pénétrer dans l'édifice. Portais-je alors l'argent sur moi? Par les moustaches de l'archiduc! Tout est si embrouillé...</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-36838870178279652592019-06-02T06:25:00.001-07:002019-11-02T12:06:49.761-07:009. Départ<div style="text-align: justify;">
Gourmol reprit peu à peu du poil de la bête au cours des semaines qui suivirent. Je devais néanmoins être sur le qui-vive et me tenir sans cesse prêt à intervenir. Dès que la paupière de son oeil gauche était prise de spasmes et qu'il se mettait à émettre un son semblable à celui d'un éternuement retenu, ou qu'il relâchait un certain type de vesse, je savais sur-le-champ qu'il s'agisssait des prémices d'une potentielle crise hilaritique. Je m'empressais donc de lui lancer à la figure le premier objet qui me tombait sous la main. Je faillis lui fendre le crâne, la fois où je lui balançai un fer à repasser en fonte, mais au moins il ne se mit pas à rire. Le plus absurde dans cette scène était le fer à repasser lui-même. Gourmol était de nature échevelée. Son esprit était aussi froissé que ses vêtements. Il m'était tout à fait impossible de me l'imaginer en train de repasser quoi que ce soit, alors je ne pouvais pas comprendre pourquoi il possédait un tel objet. Je n'osais pas lui poser la question, car le sujet était aussi sensible que la portion de son scalp que mon intervention salutaire lui avait arrachée.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Pourtant, il fallait que j'obtinsse réponse à la question qui me taraudait. Pourquoi serait-il impossible de cartographier les tubes et le multivers? Un indigène, confiné à son minuscule village toute sa vie, n'aurait-il pas l'impression que toute tentative de cartographier le monde relevât de la folie? Il regarderait la forêt alpestre de Sabotie, et elle lui semblerait sans limites. Il contemplerait l'étendue des plaines macéroviennes et les déclarerait infinies. Et que dire d'un sauvage n'ayant jamais posé le regard sur l'immensité à prime abord incommensurable des mers du monde? Toutefois, malgré l'apparente vastitude de tout lieu à l'échelle humaine, l'oeil exercé du cartographe que je savais déjà être parvenait à englober conceptuellement les distances, aussi grandes fussent-elles, et à les comprimer pour qu'elles lui soient subordonnées. Malgré ma jeunesse et l'inévitable naïveté qui en est si souvent caractéristique, je formai, durant les semaines passées auprès de Gourmol, le projet de cartographier le réseau de tubes qui reliait les dimensions du multivers. Je serais le plus grand cartographe de tous les temps!</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Il me fallut user d'infinies précautions pour aborder à nouveau le sujet avec Gourmol. Il me tolérait, toujours à mi-chemin entre la colère et l'hilarité, mais je sentais que ma présence lui devenait plus inconvenante chaque jour. Il me devait la vie, sauf que cette dette était plus qu'effacée vu que j'étais en même temps la cause du danger mortel qui pesait sur lui. Toutefois, il n'était pas un homme cruel, et il voyait bien que mon projet, aussi fatalement farfelu lui semblât-il, me tenait à coeur. Par ailleurs, je n'étais qu'un enfant. Je comprenais qu'il ne pouvait pas se résigner à me mettre à la porte. Je me préparai donc, avec tout le courage dont j'étais capable du haut de mon jeune âge, à le quitter. Je débutai en lui présentant un croquis tout simple: le lien qui reliait Gobières à Bobignon, à travers le puits de la maison de mon père jusqu'à la cheminée du magicien. Je m'étais armé d'un tisonnier ardent, que je dus employer plusieurs douzaines de fois durant ma courte présentation. Une odeur écoeurante de poil brûlé planait dans sa maison quand nous nous souhaitâmes au revoir.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
D'après Gourmol, sa cheminée était un port multiplexeur à sens unique, ce qui voulait dire que plusieurs tubes débouchaient chez lui (j'en avais eu amplement la preuve durant mon séjour, car une bonne dizaine de créatures toutes plus étranges les unes que les autres étaient arrivées par sa cheminée au fil des semaines), mais, en revanche, cela signifiait aussi qu'il était impossible de l'emprunter en sens inverse pour retrouver n'importe lequel des points d'origine. Il me faudrait trouver d'autres orifices, à Bobignon ou ailleurs. Je préparai un baluchon et je fis mes adieux à Gourmol. Je m'étais attaché au bizarre magicien et je lui vouais une affection filiale fort différente du rapport que j'entretenais avec Omblé, qui tenait déjà plus de la compétition que de la paternité. Je souhaitai à Gourmol de tout mon coeur qu'il réussît à réparer les torts qu'il avait causés au multivers et libérât Bobignon de l'infect nuage qui l'écrasait. </div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Nusse me suivit. Tout en le grattant derrière l'oreille, je lui indiquai amicalement qu'il devait retourner auprès de son maître, mais il redoubla de câlins et de ronronnements. Gourmol sourit tristement et me dit de profiter de la compagnie du chat, qui pourrait s'avérer fort utile. Il n'y pouvait rien. Nusse avait son propre petit esprit de chat, et il ferait comme bon lui semblait de toute manière. Je ne me doutais pas à cet instant de ce qu'il en était vraiment. J'étais seulement rassuré d'avoir un compagnon. Après tout, je n'étais qu'un gamin et je m'élançais dans un monde inconnu, à demi brisé par un sort manqué de Gourmol, à la recherche d'orifices. J'éprouvais un mélange d'appréhension et d'euphorie face au projet que j'entamais, mais je savais que je n'avais pas le choix. Cartographier était la fibre même de mon être, et j'amorçais le plus grand et le plus ambiteux programme de cartographie jamais conçu.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-13170517874991067272019-03-11T16:38:00.000-07:002019-11-02T12:06:31.048-07:008. Recherches<div style="text-align: justify;">
Je n'avais évidemment pas la moindre idée de ce que je venais d'énoncer, de l'énormité inconcevable de ce propos tenu par le pauvre gamin que j'étais, le propos d'un enfant innocent et égaré en un monde qui n'était pas le sien, au bord du désespoir. Ma passion, je le savais déjà avant de me retrouver dans cette désagréable posture que l'on nomme égarement, serait toute ma vie durant la cartographie. Mon esprit était ainsi fait, et rien ne changerait l'indubitabilité de cette ferveur. On conçoit donc aisément (et on me le pardonnera d'autant plus facilement) que je n'eusse pas pris la peine d'ornementer ma question de fioritures en apparence superflues, mais ô combien nécessaires pour préparer mon interlocuteur à la considérer avec probité, voire avec la moindre parcelle d'équanimité.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Évidemment, certaines leçons sont apprises à la dure; la vie est une rude maîtresse. Ce ne fut que trois semaines plus tard que Gourmol reprit connaissance, après l'accès incontrôlable de rire qui avait failli lui coûter la vie. J'étais demeuré à son chevet tout ce temps, car d'une part, je me sentais en bonne partie responsable du coma hilaritique qui l'affligeait, et d'autre part, il constituait fort probablement mon seul espoir de retrouver un jour une voie vers mon monde. Il avait beaucoup maigri durant sa longue convalescence. Puis, un soir que je le veillais, avant même qu'il n'ouvrît les yeux, je vis les doigts de se main gauche se crisper en un geste qui m'était fort familier. Une cigarette apparut et il la porta à ses lèvres, en tira une longue bouffée - qui devint même à un certain point obscène - puis il en fuma une deuxième, une troisième, enfin, après avoir fumé une bonne douzaine de cigarettes, il ouvrit enfin les yeux et me regarda d'un air ébahi. Avant de repartir à rire; mais j'avais prévu le coup. Je le piquai avec un tison et la douleur, suivie de la colère, suffirent à lui permettre de garder contenance. Je ne savais que trop bien que son corps ne serait pas apte à supporter une autre crise hilaritique.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
La prochaine action de Gourmol le Magicien fut d'émettre une longue flatulence sonore et malodorante. Le plus intéressant, c'est que tout l'épisode, que je m'efforçais de replacer dans ma mémoire après une soirée ennuyeuse au casino, m'est revenu en bloc du moment que je me suis souvenu de l'odeur fétide qui avait symbolisé le retour à la vie du vieil homme et la renaissance de mon espoir. Cela fait plusieurs heures que je retourne cette idée dans ma tête en jouant distraitement à la roulette. Les odeurs semblent jouer un rôle clé dans ma remmémoration, et il est tout à fait singulier que le casino, ce lieu étrange où je suis, il faut l'admettre, emprisonné depuis le naufrage, n'en comporte aucune, excepté ce bref instant où je croyais avoir décelé l'émanation toxique de Prépulle. Avant et depuis, rien de rien.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
N'est-il pas étrange pour l'amnésique que je suis, qui reconstruit sa mémoire à l'aide de souvenirs d'effluves, de se trouver en un endroit qui en est dépourvu? Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Je ne peux me résigner à croire qu'il s'agisse d'une simple coïncidence. Tente-t-on sciemment d'empêcher que je me rappelle ma vie? Aurais-je la moindre chance de rebâtir ces bribes de mon existence si toutes ces puanteurs ne l'avaient autant dominée? Ici, même la nourriture ne dégage aucun parfum. Elle est certes salée ou sucrée, mais ce n'est qu'en mangeant mon dernier repas que je me suis rendu compte de ce fait accablant. Ou encore, se pourrait-il que, lors du naufrage, mon odorat ait été détruit ou irrémédiablement endommagé, et que cela empêche ma mémoire de fonctionner convenablement? </div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-52509020024108050112019-01-13T05:41:00.000-08:002019-11-02T12:06:20.566-07:007. Dimensions<div style="text-align: justify;">
L'odeur âcre du tabac s'épanchait à travers la grande salle dans
laquelle je me trouvais. Bien que mes narines protestassent, je
pressentais qu'en-deça de celle-ci se dissimulaient des puanteurs
innomables et qu'il était préférable de ne point percevoir. Gourmol le
Magicien patientait en fumant tranquillement. Je m'approchai de lui tout
en examinant la pièce attentivement.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Des murs de
pierre suintait une sorte de liquide visqueux, ici brunâtre et là
verdâtre. À l'origine, cette grande maison devait être magnifique. Le
bois pourri des étagères croulant sous les livres et les parchemins
avait dû être de très bonne facture. Les tapis et les tentures affadis
qui recouvraient le sol et les murs témoignaient des moyens
considérables de leur propriétaire, mais leurs couleurs tiraient
désormais vers l'ocre et le marron.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Lorsque j'arrivai à
côté de lui, Gourmol posa sa main gauche sur mon épaule meurtrie. J'eus
un bref mouvement de recul, mais une vague de chaleur et de bien-être
me submergea et je ne résistai plus. L'instant d'après, la profonde
brûlure avait disparu et je ne ressentais plus qu'un vague
engourdissement.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Voilà, c'est guéri, dit le Magicien.
Fais gaffe la prochaine fois que tu emprunteras un conduit. On ne sait
jamais ce qui nous attend de l'autre côté.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Un... conduit?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- D'où arrives-tu, petit?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- De Gobières.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Gobières? Connais pas. Combien de lunes y a-t-il la nuit chez toi?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
-
Combien de lunes? Mais une seule! répondis-je d'un ton indigné. À quel
jeu jouait cet homme étrange?L'affolement ne me gagna pas immédiatement.
Il me fallut d'abord comprendre les implications de ce qu'il venait de
dire, puis passer par toute une gamme de divers degrés d'incrédulité, de
déni et de colère avant de me précipiter à l'extérieur de sa demeure.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Il faisait presque nuit et un brouillard poisseux rendait indistincte la ville où je me trouvais. Je levai la tête.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Il y avait trois lunes dans le ciel nocturne.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
La
panique m'étreignit funestement. Je voulus m'enfuir en hurlant, mais
j'étais paralysé. Je demeurai là, hébété, sur le seuil de la maison de
Gourmol, pendant d'interminables instants. Comment était-ce possible? Il
n'y avait qu'une seule lune. Il devait s'agir d'un effet d'optique, une
sorte d'illusion. Ou peut-être m'avait-on drogué? Étais-je inconscient,
dans les tunnels sous ma demeure, à Gobières? Oui, certainement,
j'avais dû glisser et me cogner la tête. Et pourtant... et pourtant,
tout semblait si réel. L'odeur, surtout, était à la limite de ce qui
était humainement supportable.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Alors que je me tenais
là, un chat noir vint se frotter sur mes jambes. Sans trop y penser, je
le grattai derrière l'oreille. Il était d'une propeté impeccable,
contrairement à tout le reste en ces lieux damnés. Il miaula et me
regarda. Il y avait une lueur d'intelligence impossible dans son regard.
Enfin, je me résignai et fis demi-tour. Gourmol s'était allumé une
autre cigarette et il n'avait pas bougé d'un poil.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Tiens, je vois que tu as fait connaissance avec mon chat Anuce. Il est adorable n'est-ce pas?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Où suis-je? demandai-je d'un ton suppliant, au bord des larmes. </div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
-
Tu n'es pas le premier à avoir cette réaction, fit-il en hochant la
tête. J'ai dû abattre des guerriers endurcis qui avaient complètement
perdu la tête. Tu es solide, mon gars! Les conduits font fi de l'espace
et du temps et il faut un bon moment - pour ceux qui ne sombrent pas
dans la folie - avant que le cerveau puisse accepter leur réalité. En
toute honnêteté, je ne peux pas répondre à ta question. Je n'ai pas
encore compris exactement la nature des conduits, ni en quoi ils sont
reliés à mon problème.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Votre problème?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
-
C'est une longue histoire. Je suis - ou plutôt, j'étais - le Magicien
attitré de la cour de Bobignon. Le plus puissant dans tout le royaume!
ajouta-t-il avec une ironie douloureuse. Disons seulement que la reine
voulait un nouveau coffre de voyage. J'ai eu la brillante idée de lui en
offrir un qui possédât une capacité supplémentaire à son volume réel,
et... </div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Volume réel? demandai-je, confus. Rien de ce
qu'il disait n'avait de sens pour moi, mais ma curiosité était plus
forte que tout et elle avait fini par reprendre le dessus sur les autres
sentiments qui déferlaient en moi et que je préférais entasser dans un
recoin obscur de mon esprit. J'avais mille et une questions que je
brûlais de lui poser et il m'était très difficile de l'écouter parler
sans lui demander des précisions.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- L'espace que tu
connais possède trois dimensions, mais il en existe un nombre
incalculable, bien au-delà de ce que nous pouvons imaginer. En ajoutant
certaines d'entre elles à un coffre, on peut en augmenter le volume
intérieur sans qu'il prenne plus de place dans les trois dimensions qui
nous sont familières. Mais une erreur s'est glissée dans mes formules et
j'ai... brisé quelque chose, conclut-il.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Ne pouvez-pas réparer ce que vous avez brisé?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
-
Pour cela, mon garçon, il faudrait que je sache exactement ce que j'ai
brisé. Mais je n'en ai pas la moindre idée, ajouta-t-il en faisant
apparaître une autre cigarette.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- Est-ce que je peux
retourner chez moi? demandai-je d'une toute petite voix, soudainement
incapable de contenir plus longtemps le désespoir qui m'accablait et qui
venait de reprendre le dessus sur ma curiosité. Est-ce qu'on pourrait
ôter les braises et vous pourriez m'aider à grimper dans votre cheminée?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
-
Cela ne servirait à rien, gamin. Tout ce que je sais indubitablement,
c'est que le conduit que tu as emprunté est à sens unique. Il faudrait
que tu trouves un autre conduit qui retourne vers ta dimens... euh...
chez toi.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-87754443574527757602018-11-26T17:43:00.001-08:002019-11-02T12:05:53.097-07:006. Au fond<div style="text-align: justify;">
Le choc de l'eau glacée fut brutal et je paniquai quelques brefs instants, jusqu'à ce que j'entrevisse du coin de l'oeil la mystérieuse lueur au fond du puits. Elle exerça à nouveau une traction irrésistible sur mon esprit. Je me ressaisis et nageai dans sa direction avec toute l'ardeur que me permettaient mes frêles membres enfantins. La température de l'eau se mit à augmenter, d'abord presque imperceptiblement, puis de manière de plus en plus prononcée.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
C'est là que je basculai dans un insondable abîme. Je perdis tout repère avant d'éprouver une sensation tout à fait singulière et des plus terrifiantes. Je n'étais guère plus que de vagues filaments pauvrement tissés, réduit à ma plus simple expression et à la dérive dans une sorte de vide dont la vastitude eût donné aux infinies étendues des mers du monde la grotesque apparence d'un étroit réduit dans le plus infâme des bouges de la Basse-Ville de Gobières. Rien n'avait de sens; je ne saurais dire si je tombais ou si j'étais aspiré vers le haut, ou encore si j'étais immobile.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Je voyageais au sein des étoiles du firmament tout en entrant dans les moindres recoins et méandres de mon être et d'un nombre incalculable d'autres choses. Certaines d'entre elles emplissaient mon âme d'une joie sans limites, d'images pastorales et de rires aux célestes sonorités, à l'ombre des jeunes filles en fleur et de solides gaillards leur faisant la cour; d'autres, cependant, me causaient une incontrôlable frayeur à la vue de rapines innomables et déversaient, voire vomissaient en moi des paysages lugubres composés de landes ténébreuses, déchirées d'éclairs et de feu, tandis que de sinistres personnages, aux traits difformes et torturés, émettaient d'horribles grincements en s'esclaffant, en piaffant et en imitant par leurs danses obscènes des actes immondes qui hantent encore mes cauchemars d'amnésique, chaque soir au casino.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Je vis mille et mille guerres, et autant d'époques heureuses bénies de prospérité et de quiétude. Je vis des empires naître puis mourir, des hommes et des femmes s'aimer et s'entretuer, des mondes se former avant de se dissiper. Je vis tous les âges, et toutes les étoiles, et toutes les créatures dans leurs exotiques unicités; je vis l'univers en entier s'étirant sans fin, et je le vis se contracter jusqu'à n'être qu'un point, pour s'élancer à nouveau vers les néants pourtant irrésistibles l'instant d'avant. Je me vis, tel que j'étais, enfant curieux et désoeuvré, qui était au centre de son propre monde, et puis je me vis aussi minuscule que j'étais dans cette réalité sans bornes, aussi insignifiant et aussi vite oublié que tout le reste.</div>
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Puis il n'y eut rien, rien qu'un vide étrange, une obscurité qui celait néanmoins une présence si vaste qu'elle m'échappa d'abord. Tout s'était arrêté - le mouvement, le temps, ma respiration - mais je n'en éprouvais pas pour autant une quelconque sérénité. J'existais, mais rien d'autre ne m'apparaissait possible. J'étais ma propre limite. Alors que je ressassais ces idées stériles, sans le moindre espoir d'arriver à déchiffrer l'énigme de ma situation, j'éprouvai la désagréable sensation que l'on ressent sur la nuque lorsque l'on nous observe. Mais je n'avais ni nuque ni visage, et l'entité m'observait de partout alentour, me cernant de toutes parts jusqu'aux strates les plus profondes et secrètes de mon être. Elle examinait chacune de mes coutures et chaque fil infinitésimal dont j'étais tissé. À mon grand étonnement, je perçus - par quelle faculté, je n'en ai pas encore aujourd'hui la moindre idée - une sorte d'amusement, doublé d'une intense curiosité. Il me fallut quelques instants pour comprendre que j'étais en colère. Comment osait-on me considérer ainsi, comme un vulgaire jouet, comme... comme l'un de ces fauves capturé en quelque contrée lointaine et réduit à divertir les nobles gobiérnois à la foire annuelle, qui leur lançaient des pierres jusqu'à ce que mort s'ensuive?</div>
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L'entité s'esclaffa. Chaque fibre de mon âme éprouva durement ce rire, qui était comme un gigantesque coup de tonnerre détonnant en moi. Je compris que je n'étais qu'un maigre esquif ballotté par d'intemporelles et capricieuses lames, et que l'entité eût très bien pu être l'un de ces monstres marins qui ornaient les cartes de mon père. <i>Petite chose, </i>entendis-je mentalement, <i>tu m'amuses. Tes fils sont épars, mais se mouillent en tant d'eaux!</i></div>
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Soudain, sans le moindre avertissement, l'entité, dont je ne savais si elle était bienveillante ou maléfique, me jeta loin d'elle, et je fus submergé par une vague de lassitude difficile à décrire. Je n'avais été qu'un vulgaire galet trouvé au hasard d'une promenade au bord de quelque cosmique rivière et j'avais été rejeté d'où je venais, sans malice ni scrupules, mais par <i>ennui.</i> Par ennui!</div>
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Je retrouvai mon corps et toutes ses perceptions d'un coup. La sensation de brûlure, complètement inattendue, me fit hoqueter de douleur. L'eau était bouillante et la lueur, toute proche. Puis il n'y eut plus d'eau du tout, et je tombai sur des braises encore ardentes. Je roulai hors de la cheminée en renversant une marmite à l'odeur infecte et je vis un homme corpulent de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux noirs en bataille et à la barbe poivre et sel hirsute, qui fumait un petit tube blanc tout en me regardant d'un regard exaspéré.</div>
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- Allons, gamin, ne reste pas là, relève-toi et viens ici, il faut traiter tes brûlures, dit-il d'un ton las.</div>
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- Qui êtes-vous? demandai-je malgré la douleur lancinante qui me déchirait l'épaule, et non sans une certaine dose de méfiance. Était-ce la créature qui m'avait examiné? Non, cela semblait somme toute peu probable. Cet homme avait le teint cendreux et son regard éteint ne me disait rien qui vaille.</div>
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L'homme secoua la tête puis leva les bras, à l'article du désespoir.</div>
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- Mais pourquoi posent-ils donc tous la même question en arrivant? marmonna-t-il plus pour lui-même que pour moi.</div>
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Il sembla vouloir ajouter quelque chose, puis se ravisa en voyant mon air ahuri.</div>
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- Je suis Gourmol le Magicien, reprit-il d'un ton pompeux et ironique. Bienvenue à Bobignon, ou plutôt à ce qu'il en reste, grommela-t-il en allumant, d'un mouvement presque imperceptible de sa main gauche, un autre petit tube blanc qu'il se mit à fumer tranquillement.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-60764010983323552632018-10-12T11:07:00.000-07:002019-11-02T12:05:41.657-07:005. Profondeurs<div style="text-align: justify;">
Mon père envoya une missive nous annonçant qu'il prolongeait son voyage d'affaires. Il n'escompait pas être de retour avant un autre mois, voire deux. Une délégation diplomatique de la Sabotie, petit pays enclavé par les hauts sommets des Branucies, était arrivée à Chalutins-les-Bains, de l'autre coté de la péninsule, à peu près au même moment où Omblé s'y trouvait. Ces gens aux moeurs étranges et aux habits farfelus - la lettre comportait une longue description de leurs coutumes vestimentaires qui firent les délices de mon imaginaire fertile - s'étaient rarement aventurés hors de leurs frontières, qu'ils gardaient d'ailleurs jalousement (peu d'étrangers obtenaient l'autorisation de les franchir, et le voyage comportait d'innombrables périls, à ce qu'on en disait).</div>
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Les ambassadeurs sabotiens représentaient donc une double opportunité, puisqu'ils s'intéressaient grandement aux cartes de mon père, tout en étant une source intarissable d'informations géographiques et mythologiques nouvelles. Omblé se réjouissait d'avance de pouvoir orner ses futures cartes de créatures inédites, toutes plus incongrues les unes que les autres. Son enthousiasme crevait le fin vélin sur lequel sa lettre était soigneusement rédigée, et j'en éprouvai pour lui une grande joie, malgré les différends parfois âpres qui nous opposaient. Sa calligraphie s'élançait en courbes opulentes, les caractères jaillissant de leurs trajectoires attendues pour se métamorphoser en paraboles évocatrices qui osaient même, en certains endroits, se transmuter en festons dont la magnificence n'avait d'égale que leur audace; je décelai de surcroît dans sa signature, déjà d'ordinaire bien enguirlandée, une bonne demi-douzaine de fioritures subsidiaires qui ne m'étaient guère familières. Eussé-je été plus vieux, j'eusse pu aussi soupçonner quelque amourette avec une belle Sabotienne de la suite des ambassadeurs, mais je n'étais pas encore tout à fait en âge de songer à des aventures galantes.</div>
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La semaine suivante, Prépulle m'annonça qu'il prenait des vacances et qu'il serait absent tout le mois de septembre. Le sourire en coin qu'il arborait me fit froid dans le dos. Il savait - je ne saurais dire comment - que je pouvais le traquer. Moi qui m'étais cru le chat sur la piste d'une énorme souris, je me rendis soudain compte que les rôles étaient en fait inversés. Il se jouait de moi, m'embrouillait, et me mettait fort probablement sur de fausses pistes, au bon gré de sa fantaisie malodorante. Je tentai de n'en rien laisser paraître, mais ma mine déconfite dut lui en révéler bien plus que je ne l'eusse voulu, car il s'éloigna de moi en riant sous cape. Je ne puis dire lequel, du soulagement ou de l'accablement, l'emportait en moi à cet instant. Certes, je pourrais respirer plus librement et me nourrir convenablement au cours de cette trentaine, mais je perdais aussi la chance de découvrir à quel jeu jouait Prépulle. Il me faudrait redoubler de précautions et m'armer de patience. J'aurais un mois entier pour tenter de déceler les chemins qu'il empruntait dans le labyrinthe sous notre maison, et pour réfléchir à ce qu'il pouvait bien y comploter, bref pour le percer à jour.</div>
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Sa litière et son odeur, portée et supportée par vingt hommes choisis parmi les plus costauds de Gobières, déjà rouges d'effort après à peine quelques instants, ainsi qu'une bonne douzaine de groupes semblables, disposés à quelques toises de distance les uns des autres tout au long du chemin qui menait au port et qui s'apprêtaient, chacun à son tour, à relever ses prédécesseurs au bord de l'épuisement, sa litière et son odeur, disais-je donc, avaient à peine disparu sur le chemin pentu qui reliait notre villa à Gobières, que je me précipitai dans les souterrains. Je retournai aux endroits - carrefours, galeries, conduits, margelles, précipices et rotondes - où j'avais souvenance d'avoir perçu son horrible parfum, mais il ne me fallut que quelques brefs instants en chaque lieu pour constater qu'il avait, partout et irrémédiablement, effacé la moindre trace de sa présence. Mon estomac se détendit tandis que mes pensées se perdaient en conjectures. Pourquoi? Quand? Comment?</div>
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Je dus m'évanouir sous le choc, puis marcher dans un état semi-comateux durant un certain temps, car je m'éveillai dans une grande pièce aux nombreux stalactites et stalagmites, dont le plafond était invisible, et qui m'était totalement inconnue. En son centre se trouvait un puits rempli d'eau à ras bord. Une phosphorescence, dont l'origine m'échappait, me permit d'entrevoir mon visage hagard et vieilli, mes cheveux ébouriffés et mes traits creux. "Par les mille gibets de Gobières", songeai-je. Depuis combien de temps me trouvais-je dans le souterrain? Puis, cette image se dissipa, et l'eau du puits redevint obscure et insondable. À l'époque, et jusqu'à ce jour, je n'avais su expliquer cette vision subite d'un futur moi. Désormais, je sais qu'il s'agissait de mon apparence suite au naufrage, que me renvoyèrent les innombrables miroirs qui tapissaient le corridor à l'entrée du casino.</div>
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Revenu de la forte surprise et de l'effroi que m'avait causé cette apparition fantasmagorique, je sondai du regard la vaste salle dans laquelle je me trouvais. C'est alors que, du coin de l'oeil, j'entrevis une faible lueur vacillante tout au fond du puits. Pourtant, dès que j'y reportai mon regard, elle disparut aussi subitement qu'elle était apparue. Je décidai de tenter à nouveau l'expérience, et je promenai distraitement mon attention sur les distantes parois de l'immense pièce. À nouveau, je captai un fugace brasillement à la limite de mon champ de vision. Après plusieurs minute de cette singulière poursuite, je parvins à trouver l'endroit exact où j'étais en mesure de percevoir la mystérieuse coruscation. Au-delà de toute raison, il y avait bel et bien une flamme qui dansait tout au fond de ce puits pourtant rempli d'eau.</div>
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Je n'hésitai que quelques brefs instants avant de prendre ma décision. Je me déshabillai, ne conservant que mon caleçon de soie mordorée à motifs fantastiques, retint mon souffle puis plongeai dans l'eau glaciale. Je ne le savais pas encore, mais ma vie venait de basculer, car je venais, pour la première fois - et certes pas pour la dernière - d'entrer en contact avec la vieille Magie, celle-là même que nos prêtres et nos savants, du haut de leurs cathèdres et de leurs tribunes, s'efforçaient de nous faire oublier en cette époque de grands progrès spirituels et techniques.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-27711046333970842652018-07-09T16:53:00.003-07:002019-11-02T12:05:20.074-07:004. Traces<div style="text-align: justify;">
Le temps chaud approchait à vive allure, resserant son étau cruel autour de nous tous. Les derniers vestiges du printemps - crues, pendaisons et floraisons tardives - rendaient les armes face à l'ardeur inexorable du soleil de juin, qui cuisait chaque année davantage les gibets et les toits d'ardoise, si caractéristiques de Gobières. Une nouvelle construction était toujours remarquable au rouge vif de sa toiture, alors que ses voisines plus anciennes semblaient la narguer de l'éclat terne et bruni des leurs, gage de leur durabilité et de leur âge vénérable.</div>
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J'ai souvenance très nette de la cuisson des nouvelles sections de notre toiture, l'année précédente, alors qu'Omblé s'était engagé dans une énième rénovation de notre villa. L'odeur me mettait l'eau à la bouche à toute heure du jour et de la nuit, et je lui attribue plus qu'à toute autre chose ma poussée de croissance phénoménale de cette année-là.</div>
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<br /></div>
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L'après-midi devenait une période où nous étions tous alanguis par l'écrasante chaleur qui s'était accumulée depuis l'aube. J'étais alors, vers la fin juin, dispensé de cours après le déjeuner. Prépulle en était autant, sinon davantage, soulagé. Nous y trouvions tous deux notre compte, j'imagine. Je crois que c'est à cette époque que je commençai à être affligé de ces répugnants rêves olfactifs.</div>
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Prépulle était logé chez nous à l'année, bien entendu, et son odeur rébarbative traînait toujours un peu où il s'était aventuré au cours des dernières heures, voire même journées. La première fois que je m'éveillai, le souffle court et le coeur au bord des lèvres, je maudis cet homme dégoûtant que le sort avait mis sur mon chemin et jurai de me venger un jour. Pourtant, et bien que je ne comprisse l'affaire seulement quelques semaines plus tard, ce furent bel et bien ces cauchemars odoriférants qui m'aiguillèrent sur sa piste.</div>
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Je ne fus tout d'abord qu'extrêmement accablé, mais je remarquai peu à peu que mon odorat semblait s'aiguiser de manière tout à fait anormale. J'en fus tout à fait consterné, à un point tel que je lus maints traités sur l'art des noeuds, tout en cherchant un endroit propice à utiliser ce savoir-faire et en espérant que ce ne serait pas Omblé qui me découvrirait au bout de ma corde, mais j'en tirai rapidement une sorte de fascination morbide: il m'était désormais loisible de suivre Prépulle grâce à mon nez. Le plus intéressant, c'était qu'à certains moments, je perdais complètement sa piste. Évidemment, il faisait beaucoup trop chaud pour le suivre pas à pas dans la maison; je me contentais de fermer les yeux et de suivre sa trace. Je m'étonnais aussi grandement qu'un obèse comme lui pût se déplacer autant sans souffrir d'un infarctus. Il me semblait même par moments qu'il se promenât à une allure que nul ne lui connaissait, voire qu'il courût.</div>
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Entretemps, en fait, depuis ma confrontation avec mon père au sujet de la carte des passages secrets que j'avais tracée, je n'avais plus osé me rendre dans les souterrains. J'entretenais même parfois l'idée - très brièvement, il faut dire - qu'il avait eu raison sur toute la ligne, et que j'avais tout bonnement imaginé ces escapades fantastiques. Pourtant, l'idée d'explorer à nouveau ces lieux exerçait sur moi un attrait qui était presque irrésistible. J'étais taraudé par le désir de pousser plus avant ma prospection de ce territoire inconnu, un désir qui allait être mon plus fidèle compagnon tout au long d'une vie qui, si j'en crois ces quelques souvenirs de mon enfance qui me sont revenus depuis que je suis prisonnier du casino, a été fort aventureuse. Même ici, je passe des journées entières à errer dans les corridors et, d'après ce que j'en sais à date (connaissances somme toute liminaires), il s'agit sans aucun doute de l'édifice le plus vaste au monde.</div>
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Lorsqu'août arriva, je n'y tins plus. Omblé était parti de l'autre côté de la péninsule qui abritait Gobières pour un lucratif voyage d'affaires, et j'étais laissé au bon soin de la domesticité, qui m'accordait une grande liberté. Je n'étais tenu que d'assister au cours du matin avec Prépulle, puis le reste de la journée m'appartenait. La chaleur était accablante et je savais que les souterrains offriraient un refuge sûr contre la canicule. Je pourrais m'y réfugier des heures durant, sans que personne ne vînt m'y déranger, et j'aurais alors tout loisir de laisser libre cours à mon imagination fertile.</div>
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Malgré ma conviction que je n'avais rien inventé, je fus grandement soulagé de constater que les passages existaient réellement. Je passai d'innombrables heures à y errer, ajoutant d'inimaginables degrés de précision à la première (et funeste) version de la carte que j'avais présentée fièrement à mon père. Puis, un jour - cela devait bien faire deux ou trois semaines que j'avais décider de défier l'interdit paternel et que je jouissais de découvrir à chaque pas quelque chose de nouveau - je m'effondrai soudain, foudroyé par l'information que venait de me transmettre mon nez.</div>
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Prépulle était dans les passages secrets.</div>
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J'ai eu la même réaction il y a quelques instants, ici au casino. J'ai senti cette odeur reconnaissable entre mille, cette atroce exhalaison immonde. Prépulle serait-il ici? Je suis resté à genou sur la moquette un bon quart d'heure, paralysé d'angoisse. C'est impossible, mon esprit est tout à fait détraqué. Comment pourrait-il être ici? Non, ce n'est que l'intensité de cette expérience dans les souterrains qui m'a terrassé, même après tant d'années. Un bon signe. Ma mémoire semble vouloir demeurer active. Voilà: l'odeur n'était après tout qu'un souvenir. Elle n'est pas ici. Étrangement, en fait, il n'y a aucune odeur dans le casino, je le remarque à l'instant, à part la nappe de vomissure devant moi, qui est la mienne.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-65433790215333267782018-06-10T04:40:00.000-07:002019-11-02T12:04:56.932-07:003. Passages<div style="text-align: justify;">
Mon temps à Gobières était réglé par deux grandes occupations. La première consistait à m'exercer à la cartographie en compagnie de mon père, ce qui m'apparaissait toujours comme de précieux et rares moments à chérir, Omblé passant beaucoup plus de temps à recevoir ambassadeurs, marchands, armateurs et ministres, et à se rendre à de nombreuses réceptions où l'on s'arrachait ses cartes, qu'à dessiner les cartes elles-mêmes. J'eus beau fouiller les méandres de mes souvenirs renaissants, je n'y décelai nulle trace de ma mère. Avait-elle été emportée par la peste qui avait sévi à Gobières lors de ma première année, ou était-elle morte en couches? J'interrogeais mon esprit détraqué, mais la réponse à cette question m'éludait encore. Je savais seulement que je ne l'avais jamais connue, et je le regrettais amèrement.</div>
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Puis il y avait les longues et pénibles séances que je subissais de mon précepteur Prépulle, un petit homme rond au visage rubicond qui empestait le parfum de première qualité. Il appliquait chaque jour une épaisse couche de fard sur son visage, couche qui, en séchant, formait des escarres colorées qui s'effritaient et venaient se déposer sur mes manuels ou sur mon outillage. J'y imaginais les écailles d'un dragon ou les déjections d'un léviathan, et Prépulle devait ramener à l'ordre mon esprit vagabond. L'effort qu'il devait fournir à ces occasions l'épuisait et de grosses gouttes de sueur perlaient à son front avant venir liquiéfier les gales de maquillage. Je le regardais s'esquinter avec une sorte de fascination morbide. J'eusse pu colorier des murailles gigantesques avec la quantité incroyable de matière qu'il répandait sur la table de travail.</div>
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Les séances visaient à m'enseigner toutes matières propres au métier de cartographe et, plus largement, à un travail intellectuel de premier ordre: manier le compas, calibrer l'abaque, le bon emploi de toute une gamme d'outils, mais je me rendis compte assez rapidemenmt que j'y apprenais surtout à mépriser Prépulle. Son embonpoint lui rendait sans cesse le souffle court et siffilant et l'odeur rance et écoeurante de sa sueur n'était surpassée que par les parfums dispendieux sur lesquels il gaspillait tout son salaire, sans qu'ils parvinssent à dissimuler entièrement sa puanteur. Que savait vraiment cet homme obèse et malodorant du vaste monde? S'il n'eût point demeuré chez nous, les chiens errants de Gobière l'eussent sans doute traqué et mangé.</div>
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Du reste, j'avais beaucoup de temps libre et je l'employais à explorer les moindres recoins de notre maison. La villa, construite sur une falaise, comportait plusieurs étages souterrains, creusés à même le roc. Personne n'en connaissait l'existence, et je soupçonnais qu'une demeure ancienne avait jadis occupé le promontoire. Mon esprit s'élançait sans répit dans l'élaboration de fantaisies et je pouvais passer plusieurs heures, le dos sur un mur humide, au milieu d'effluves de salpêtre et de moississures, à m'imaginer l'emploi qu'on avait fait jadis de ces corridors désormais à l'abandon.</div>
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J'étais tout de même le fils de mon père, et je construisis secrètement une représentation très précise de l'enchevêtrement des corridors abandonnés. Un jour, je voulus présenter mon travail minutieux à mon père, et sa rebuffade marqua le début d'une séparation qui n'alla qu'en s'accuentuant. «Où as-tu trouvé ce plan?» me demanda-t-il d'un ton accusateur, comme si je lui avais dérobé quelque chose dont il ne connaissait même pas l'existence l'instant d'avant. Je voulus lui expliquer ma démarche, mais il ne m'en laissa pas l'occasion. Dès que je lui eu avoué avoir dessiné à partir de mon exploration personnelle, il s'empara de ma carte, la déchira, et la jeta par la fenêtre.</div>
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Rouge de colère, incapable de croire que j'eusse osé le défier de la sorte, il m'expliqua d'un ton puéril qu'un cartographe se basait sur ses précédesseurs, et que nul ne saurait amorcer une carte sans s'appuyer sur les auteurs passés. Il me montra les plans de la construction de notre villa, dessinés par un architecte le siècle dernier, puis ceux des rénovations qu'il avait lui-même entreprises à mesure que sa renommée et sa fortune avaient cru. Bref, les corridors secrets que je passais mes temps libres à parcourir étaient un pur produit de mon imagination et le sujet était clos; qu'il ne me reprenne pas à délirer de la sorte. Le sommeil m'échappa cette nuit-là; je n'arrivais pas à accepter sa réponse à ma question, présomptueuse d'après lui, quant à savoir, si son raisonnement était exact, comment la première carte avait bien pu être dessinée? «Voyons donc, Saltrumon, c'est l'évidence même: les anciens avaient une connaissance parfaite du monde, et leur savoir s'est effrité à cause la négligeance de leurs descendants. Nous cherchons seulement à retrouver ce savoir originel, ces idées idéales, égarées par l'étourderie de ces hommes décadents». </div>
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Cette vieille habitude d'explorer, bien ancrée en moi depuis cet épisode de ma tendre enfance, me portait à errer dans le casino et à construire une représentation mentale des lieux. Il me fallut un certain temps avant de me rendre compte que je ne retrouvais plus la sortie qui menait à la plage. Avais-je rêvé l'île tropicale? Et le naufrage? Ma mémoire me jouait-elle encore des tours? J'eus beau aller et venir en tout sens, je dus me rendre à l'évidence au bout de quelques jours: il n'y avait pas d'issue au casino, ou bien s'il y en avait, elles étaient si bien dissimulées que je ne parvenais pas à les retrouver. Durant quelques brefs instant je me sentis désemparé, mais je haussai finalement les épaules; cela n'avait guère d'importance pour le moment. Je devais avant tout recouvrer la mémoire. Je pourrais m'inquiéter de ce genre de bagatelles par la suite.</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-88060224945469412892018-05-26T07:59:00.001-07:002019-11-02T12:04:38.610-07:002. Plongée dans le passé<div style="text-align: justify;">
La monotonie du casino - l'éternelle pénombre à l'intérieur, les petits bruits tout autant que les bruyantes exclamations des gagnants, les sonorités violentes des bagarres et des coups de pistolet, la sensation moelleuse des tapis sur mes pieds nus, les festins somptueux, la luxure effrénée dans les chambres à l'étage - ces éléments m'offraient une sorte de familiarité accablante, mais qui ne rimait à rien. Je m'assoupissais souvent aux tables de jeu, surtout dans les moments tranquilles, où je n'entendais qu'une ou deux balles siffler près de mon visage. Au moins, je pouvais jouer tout en laissant errer mon esprit. J'espérais avec ferveur que la mémoire me reviendrait, au hasard d'un détour inattendu de mes pensées.</div>
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Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que les premiers souvenirs n'émergeassent d'eux-mêmes de mes tréfonds inaccessibles. J'avais gagné une coquette somme déjà, et je fus soulagé de constater que ma stratégie portait ses fruits. La sensation de mes réminiscences n'était pas sans rappeler une démangeaison. Je m'efforçai de gratter tout autant que je le pus, et peu à peu le vernis qui m'interdisait à moi-même se détacha par à-coups, et il me fut loisible de lancer un regard curieux et inquiet vers mon passé perdu.</div>
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Je vis tout d'abord une grande pièce, bien aérée, aux murs lambrissés de motifs et de bas-reliefs d'une facture exceptionnelle. Des étagères en bois noir croulaient sous des masses de livres, de parchemins et de feuilles. Le plancher de bois franc réfléchissait la lumière de cette belle après-midi, rendant la pièce chaleureuse. Au centre de la pièce, sur une moquette saphisienne qui devait bien valoir la rançon d'un roi, une table massive en chêne rouge captait l'attention, et un homme était penché dessus. Il tourna la tête et je tressaillis: c'était le visage barbu d'Omblé de Gobières. Mon père!</div>
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Il fronça ses épais sourcils et je vis la colère danser dans ses prunelles. «Saltrumon! Est-ce que tu m'écoutes? Cesse de laisser ton esprit vagabonder au loin!» À regret, je délaissai le magnifique panorama qui s'offrait à ma vue et qui faisait virevolter mon imagination. Notre maison était bâtie sur une falaise qui surplombait la mer et la ville de Gobières. De nombreux panaches de fumée montaient des artères commerciales, alors que les restaurants préparaient leurs fours pour le repas du soir. Parfois, un coup de vent nous apportait l'arôme entêtant d'un poisson en train de frire. </div>
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À contrecoeur, je m'approchai de la table. Les superbes cartes d'Omblé de Gobières jouissaient d'une renommée qui dépassait largement les frontières de la ville; des gens venaient de partout pour acquérir à prix d'or ces superbes documents ornés d'illustrations vives. La riche bibliothèque comprenait tous les grands auteurs antiques, dont certaines volumes très rares. Grâce à ces sources dignes de confiance, mon père pouvait tracer les cartes les plus belles et les plus précises qui fussent. Celle sur laquelle il travaillait n'en était qu'aux balbutiements, mais déjà les monstres nautiques et les contrées fabuleuses étaient esquissés au crayon de plomb.</div>
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Bien que j'appréciât la beauté des croquis de mon père, j'étais sans cesse attiré par ces pays lointains et ces animaux fantastiques. J'eusse préféré m'y rendre en personne. Je regardais souvent les goélands qui tournoyaient au-dessus du port, à la recherche de nourriture. Que j'eusse aimé être un oiseau, pour voler de par le monde, franchissant tous les obstacles avec l'aisance élégante des volatiles!</div>
Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7545119323430099754.post-11388191134206999252018-05-15T16:15:00.000-07:002019-11-02T12:04:10.424-07:001. Réveil sur la plage<div style="text-align: justify;">
À mon réveil, j'eus l'impression que ma tête se fendait en milliers de morceaux. La lumière trop vive du soleil couchant m'aveuglait, et la douce brise qui soufflait sur la plage m'écorchait la peau comme autant de poignards. </div>
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Que m'était-il arrivé? Où étais-je? Ces questions m'achevèrent, et je me rendormis. Je ne saurais dire combien de temps je passai là, gisant sur le sable brûlant d'un rivage inconnu, abandonné au ressac que mon corps brisé faisait clapoter dans mon esprit vagabond. </div>
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J'ai vaguement ressouvenir de la voûte céleste et des étoiles qui n'étaient pas au bon endroit. Combien de jours s'écoulèrent ainsi, alors que j'étais entre la vie et la mort? Impossible à dire. Quand enfin j'eus recouvré un semblant de conscience, je trouvai une petite lagune, étanchai la soif qui me taraudait, puis observai pendant un certain temps le paysage environnant pour tenter de m'y retrouver.</div>
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De grands arbres - je n'appris que bien plus tard qu'il s'agissait de palmiers, à propos desquels j'avais déjà lu quelque chose - s'avançaient dans le sable, laissant derrière eux une jungle luxuriante de laquelle s'échappaient toute sorte de bruits inquiétants, en particulier au crépuscule. Le sable, d'une blancheur presque immaculée, devenait brûlant peu après l'aube. Rapidement, j'appris à chercher l'ombre des palmiers et je me façonnai un harpon rudimentaire. Il me fut alors possible de me rassasier et, peu à peu, de reprendre des forces. </div>
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De là, mon esprit entraîné à la cartographie se mit à échaffauder des hypothèses, des protocoles, des mesures à prendre, des relevés à consigner soigneusement sur papier vélin, bref, toutes ces choses que je savais faire depuis... depuis quand, au fait?</div>
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J'étais toujours tourmenté par mon amnésie, qui semblait vouloir persister bien au-delà des premières journées enfiévrées qui m'avaient vu agonisant sur la plage. Je savais bien qui j'étais - Saltrumon de Gobières, fils du grand cartographe Omblé de Gobières - mais c'était à peu près tout. De toute évidence, j'étais naufragé sur cette île tropicale. Comment étais-je parvenu en ces mers inconnues? Qu'avais-je parcouru comme chemin pour me rendre si loin de chez moi? Où étaient les autres qui m'avaient sûrement accompagné? Et notre navire? Pourquoi n'y avait-il pas le moindre débris sur la plage? Qui était Omblé, mon père? Et Gobières? En me concentrant, j'arrivais à retrouver certaines sensations, peut-être celles du temps où j'étais nourrisson, des odeurs, des sentiments éphémères, qui ne perduraient que l'espace d'un instant, avant de s'évanouir dans l'espèce de brouillard mental qui m'empêchait de tourner mon regard vers le passé.</div>
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Je résolus alors de tout commencer par le début, par les premiers souvenirs de mon enfance, et de reconstruire pas à pas ma mémoire défaillante et mon identité perdue...</div>
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Simonhttp://www.blogger.com/profile/07037897521984420828noreply@blogger.com1