lundi 21 février 2022

21. À sabord toute!

Je déchantai rapidement lorsque je me rendis compte que la "terre" qui était en vue consistait en de hautes falaises aux mines rébarbatives, sculptées dans un roc noir, et qui de leurs hauteurs dédaigneuses nous interdisaient l'accès aux contrées sabotiennes. Elles semblaient, engoncées dans leur immensité ancienne et moqueuse, narguer les pauvres humains insignifiants que nous étions, accourus pour nous prosterner devant leurs socs immuables. Et là-haut, elles communiaient avec de sombres nuages qui bloquaient l'horizon, nous interdisant tout autant de fuir dans les espaces infinis des cieux. 

Plus le navire s'approchait de ces montres anthracites, plus j'éprouvai le sentiment immonde d'être écrasé par une force invisible, jaillie des entrailles du passé, semblable en cela aux profondeurs océaniques innommables que j'avais aperçues parfois surgir, évanescentes et terribles, dans les yeux du capitaine Zabotof. Lorsque nous fûmes au pied des falaises, tout l'horizon était bloqué, et notre monde n'était plus constitué que de minéraux enténébrés. Des éclairs déchiraient le ciel et faisaient palpiter l'ébène menaçant des montagnes, comme si celui-ci eût été doté d'une vie propre, dont le seul désir était de nous écraser sous sa férule géologique. 

Le navire n'était plus qu'un point minuscule, perdu dans l'immensité pierreuse, qui tanguait au gré de la mer agitée de soubresauts inquiétants. Mon âme était tendue, proche du point de rupture. Était-ce là l'aboutissement de notre voyage? Ce mur infranchissable qui ne voulait que nous rejeter à la mer, ou, pire encore, nous digérer? Pourtant, les matelots ne chômaient guère, et le capitaine Zabotof ne trahissait par la moindre inquiétude, ce qui ne me rassura guère, puisque suite à l'abordage de notre navive par les pirates, il avait démontré le même aplomb relatif qu'en ce moment, alors qu'il venait de se faire violer sordidement pendant plusieurs heures d'affilée. À vrai dire, les pirates ne m'apparaissaient guère plus que comme une broutille, alors que je me tenais sur le pont et que je laissais mon esprit s'imprégner de la force absolue de ces sommets sardoniques.

Toutefois, qu'aurais-pu faire? J'étais impuissant, tout comme Flatulie, et nous nous tînmes sur le pont, main dans la main, terrifiés, tandis que le navire s'approchait dangereusement des falaises. Ce ne fut qu'au moment de s'y engager que je remarquai le défilé qui s'enfonçait entre les parois verticales frémissantes de cette insaisissable haine minérale issue d'âges révolus et qui me repoussait aux confins de mon équilibre mental. Une fois que nous y fûmes entrés, à chaque tressaillement, à chaque secousse, à la moindre vibration, j'eus l'impression paniquante que le navire se fracassait sur l'un des nombreux pitons rocheux qui parsemaient l'étroit corridor, ou sur les falaises elles-mêmes qui semblaient se rapprocher peu à peu. Était-ce une illusion de mon esprit, ou bien le passage devenait-il plus étriqué au fur et à mesure que nous nous y avançions? Tout autant que j'eusse voulu y croire, je n'avais pas la moindre impression d'un salvateur parallélisme ou d'une rédemptrice divergence.

Je demeurai d'ailleurs durablement marqué par cette expérience de ma propre petitesse, de ma place ténue en ce monde. De ma vulnérabilité, de la fragilité de nos vies et de nos rêves. Nous étions des fourmis, naviguant sur un château de sable, et tout autour de nous s'élevaient les seigneurs véritables du monde, des forces nées au commencement de notre monde, voire qui lui étaient antérieures, et qui seraient encore là bien après notre éphémère passage ici-bas. Qu'avait bien pu combattre ou subir le capitaine Zabotof pour avoir une telle profondeur dans ses prunelles? Quels autres montres, marins ceux-ci, hantaient les bas-fonds océaniques? Et les cieux, et les forêts? Je me rendis compte au cours de cette expérience terrifiante que j'avais acquis beaucoup de maturité au fil du voyage. Je n'étais plus le garçon naïf et érectile qui avait affronté les bestioles malodorantes de Bobignon. Non, j'avais troqué ma candeur pour quelque chose de plus ténébreux, mais cette nouvelle attitude était trempée dans l'acier acéré du réel. J'avais en somme quitté l'enfance pour entrer de plain-pied dans l'âge adulte, ce qui changea aussi naturellement le regard que je portais sur Flatulie. Elle devint plus qu'une sorte de fontaine à orgasmes et une compagne intéressante. Elle aussi avait été taillée par des forces plus grandes qu'elle, et elle scintillait comme un joyau sans prix. Après tout, n'étions-nous pas les deux seules personnes à s'être échappées de cet infect enfer nommé Bobignon?

Nous navigâmes ainsi pendant plusieurs heures, pris dans l'étau rocheux impitoyable, qui enserrait autant le navire que mon coeur chaviré. Je devinai enfin que les matelots, tout autant que le capitaine Zabotof, se donnaient contenance en s'activant frénétiquement et en fumant pipée sur pipée. Nous n'avions pas ce luxe, Flatulie et moi; d'une part, elle était enceinte, et d'autre part, le tabac m'apparaissait comme l'un des pires vices en ce bas monde. Toutefois, j'étais si appeuré par notre folle expédition que je passai près de demander une pipe au capitaine. Je me retins en me disant que je ne voudrais pas que mon fils - ni mon demi-frère - ne me vît en train de mettre une telle chose dans la bouche.

Mes craintes se révélèrent infondées. Après un nombre d'heures incalculables, et de nombreux allers-retours de la cale au pont, je décelai droit devant nous, à bâbord, une plateforme métallique fixée à même la paroi rocheuse et sur laquelle se tenaient une poignée d'hommes coiffés de chapeaux parallélogrammatiques rouges desquels pendait une sorte de ficelle noire. Ils portaient des habits bouffants en chanvre écru, et ils avaient de longues moustaches tombantes. Leurs pieds étaient chaussés de lourds sabots de bois décorés de motifs saugrenus aux couleurs criardes. Leur apparence m'eût semblée loufoque à souhait si ce n'était de leur implacable gravité. Ils arboraient tous un air résolu et s'affairaient avec détermination à opérer une série de leviers et de manivelles, par le truchement desquelles ils faisaient tourner de nombreux engrenages de diverses tailles. Certains d'entre eux maniaient de petites pelles et alimentaient un fourneau en charbon, duquel se dégageait une fumée noire immonde qui nous fit beaucoup tousser.

Lorsqu'un grincement aigu déchira le silence qui s'était abattu sur l'équipage du navire à la vue de ces hommes et suite à nos quintes de toux, je levai les yeux et contemplai le système complexe de câbles et de poulies d'où le son était parti. Les câbles semblaient filer tout droit vers le haut, ce qui n'avait pas pour moi le moindre sens. À quoi tout cet appareillage pouvait-il bien servir? Je le découvris bien assez vite. Nous jetâmes d'abord l'ancre auprès de la passerelle rouillée qui semblait perpétuellement sur le point de tomber à la mer, puis nous attendîmes que les grutiers sabotiens raccordassent le gréement à leurs improbables mécanismes. Pendant que nous patientions, le capitaine Zabotof et les matelots attachèrent solidement tout le monde par la taille à l'aide de cordes reliées aux rambardes du navire. Les câbles de métal, quant à eux, furent solidement attachés aux mâts à l'aide de crochets destinés à cet effet, et une nouvelle série de manipulations des grutiers sabotiens activa le treuil. Le bruit de ferraille oxydée qui retentit alors me fit tressaillir si fortement que j'eusse passé par-dessus bord sans mon brin de corde. Ce son indescriptible est imprégné de manière indélébile dans mon esprit, et je grince encore des dents lorsque je me le remmémore; mais le plus étrange est qu'il est aussi associé à un sentiment ineffable de libération, car dès lors que le système avait été mis en marche, notre navire avait commencé, d'abord imperceptiblement puis de manière de plus en plus marquée, à s'élever hors des flots!

Ô, miracle des grutiers sabotiens! Ô, libération de l'étreinte funeste des falaises sub-sabotiennes! La montée fut graduelle, et bien que ce ne fût que par degrés certes infinitésimaux et presque imperceptibles que nous nous élevâmes, en réalité mon âme, elle, s'extirpa soudain d'un élan providentiel et invincible hors de sa gangue de roc noir, et remonta des profondeurs insondables du désespoir, et avec elle mon coeur se libéra lui aussi des invisibles tenailles séculaires des falaises, et ce, dès la première révolution du plus petit des engrenages. 

J'avais pris mon envol avec le navire et l'équipage! Nul ne peut ressentir ce que j'ai ressenti à cet instant sans avoir d'abord broyé le plus profond et le plus amer des noirs. L'utilité des cordes qui nous enserraient se révéla rapidement: la montée était abrupte, et il aurait été facile, au moindre faux pas, de tomber à la renverse et de chuter de plusieurs milliers de mètres en contrebas. Enfin, après de longues heures où seul le grincement des câbles et le vent de plus en plus prononcé n'émettaient le moindre bruit, le navire parvint au terme de son ascension: le port alpestre de San Sabotio étalait ses mystères devant moi.

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