mercredi 23 mars 2022

22. Deux adieux

Malgré la grande hâte que j'éprouvais d'explorer cette ville étrange, accrochée au flanc de l'oppressante montagne qui avait avalé, sans perdre de sa superbe, notre frêle esquif à trois mâts, il me faudrait prendre mon mal en patience. Pourtant et irrésistiblement, San-Sabotio m'aiguichait de ses nombreuses lueurs de torches qui s'enfonçaient à même la paroi rocheuse dans d'improbables cavités réparties de manière saugrenue et incongruente et qui, à cette heure tardive et crépusculaire, vacillaient au gré des forts vents déchirant l'air à cette altitude, puissants mistrals qui éraillaient le roc, sans être toutefois dépourvus d'une certaine musicalité sardonique, qui raclait de ses notes pesantes, tel un archet géologique, les cordes sensibles de mon âme . On pouvait y déceler une activité incessante, et il flottait dans l'air une odeur qui n'était pas sans m'évoquer le quartier des menuisiers, à Gobières. Quelles merveilles recelait-elle? Quels mystères et quelles intrigues s'y tramaient, au coeur de sa vie minérale et absconse? Comment parviendrais-je à subvenir aux besoins de Flatulie et de mon fils ou demi-frère dans cet environnement étrange et barbare?

Peu importe l'attrait que j'éprouvais alors pour San-Sabotio, il eût été téméraire de quitter le navire dans l'obscurité naissante. L'ascension avait été on ne peut plus éprouvante, et nos nerfs, mis à rude épreuve par celle-ci, n'eussent pas supporté un nouvel affront, nocturne de surcroît. Par ailleurs, les quais amovibles étaient relevés pendant la nuit, car il aurait fallu être suicidaire pour s'y engager dans l'obscurité. En effet, comme je l'apprendrais plus tard, il fallait graisser ceux-ci plusieurs fois par jour pour les empêcher de rouiller dans l'air salin et humide du large alpestre. On ne pouvait donc raisonnablement s'y aventurer qu'à la clarté du jour, accompagné d'un guide expérimenté au pied sûr et retenu par un enchevêtrement de cordes, de mousquetons et de pesantes bottes de fonte aimantées.

Avant d'aller me coucher, profitant des dernières lueurs du jour agonisant, je risquai un ultime coup d'oeil vers le haut et j'en eus le souffle coupé. Je tombai à genoux, terrassé. Nous n'avions atteint, après tout ce temps qu'avait duré la pénible montée, qu'un point somme toute intermédiaire, et le sommet du colosse de granit se fondait dans les ténèbres naissantes des cieux, dérobant la plénitude de sa majesté outrancière à mon oeil las, et défiant l'empyrée de son inconcevable masse qui s'élançait à l'assaut de l'infini. Comment les Sabotiens parvenaient-ils à vivre en un tel endroit, écrasés par tant d'insolence pétrée?

C'en était trop; je revins en rampant péniblement jusqu'à notre couche et me blottis contre Flatulie. Je laissai son odeur et sa chaleur familières m'envelopper tendrement, s'insinuer en moi, et les arômes de méthane et de souffre qui définissaient si bien sa tendre féminité m'éraflèrent les narines et me firent sombrer dans un abysse réconfortant, chaud et mou, bercé par le rythme apaisant de ses ventosités régulières et des craquements lugubres du navire. Dans un ultime entrelacs, à mi-chemin entre l'éveil et l'inconscience, j'entrevis qu'elle me tapotait doucement le dessus de la tête, comme avait l'habitude de le faire Omblé pour me consoler. Je voulus protester, mais j'étais déjà beaucoup trop profondément enfoncé dans les limbes du sommeil pour m'en extirper et lui signifier ce que ce geste avait d'humiliant pour moi, qui se tenait au seuil de l'âge adulte, lesté de responsabilités sérieuses.

Je m'éveillai encore fatigué, mais prêt à entreprendre la prochaine étape de mon périple avec l'aplomb que nécéssiterait ma qualité bientôt acquise de père ou de demi-frère. Fidèle à ma rigidité matinale, je me tournai pour en faire don avec mon enthousiasme habituel à Flatulie, mais mon membre, puis mon âme, se heurtèrent à du vide. Elle avait disparu. Cela ne me disait rien qui vaille; depuis qu'elle avait atteint les stades avancés de sa grossesse, elle ne quittait à vrai dire presque jamais notre couche. Pris de panique, j'entrepris de m'élancer promptement à sa recherche, mais appuyant ma main par terre pour me lever, j'éprouvai une sensation de rugosité, qui n'était pas celle du bois: un bout de parchemin roulé et cacheté d'un seau de cire portant une lettre F stylisée gisait là, ersatz malingre qui ne pouvait sérieusement prétendre se substituer à la masse odorante et excitante de Flatulie. 

Il me fallut plusieurs minutes pour me ressaisir et, au prix d'un effort de volonté surhumain, maîtriser les tremblements qui m'empêchaient de dérouler le parchemin pour en lire le contenu. Je pouvais d'ores et déjà en augurer la teneur approximative, mais le ver était dans le fruit, et la seule direction envisageable que pouvaient désormais emprunter mes sentiments était pentue à souhait. Le vertige que j'éprouvai à cet instant réduisait à néant celui qui, la veille seulement, m'avait tordu les entrailles alors que j'avais osé jeter un coup d'oeil par-dessus la rembarde du navire. Les profondeurs stratosphériques qui nous narguaient d'en bas du monstre de pierre n'étaient plus que des peccadilles à côté du vide intersidéral dans lequel venait de s'engouffrer mon âme esseulée. Je parvins, de peine et de misère, à enfin dérouler le parchemin, et je lus:

Mon garçon,

Je n'ai d'autre choix que de te laisser. Je ne veux pas que tu assumes la responsabilité d'un enfant qui n'est ni le tien, ni celui d'Omblé. Oh! si tu savais combien je regrette d'avoir entretenu chez toi cette funeste méprise! Pourtant, j'espère que tu me le pardonneras un jour. Lorsque tu as inopinément rejoint le navire, à notre départ de Gobières, je n'ai pu me résoudre à te révéler la vérité. Un long voyage pénible était devant nous, et il allait te falloir toutes tes forces pour en surmonter les épreuves. Me suis-je trompée? J'ose espérer que non, et que le choc que cette révélation aura aujourd'hui sur toi sera moindre que si j'avais déballé mon sac lors de notre départ. Tu dois bien te demander, à présent, qui peut bien être le père de cet enfant que je porte, et que tu as nourri constamment par tes attentions romanesques et matinales. Eh bien, il ne s'agit ni plus ni moins de Gourmol, le grand sorcier de Bobignon. Je suis vraiment désolée,  mais c'est grâce à lui que j'ai pu survivre aussi longtemps dans cet enfer fétide, alors malgré la répugnance qu'il m'inspirait, je n'avais d'autre choix que de céder à ses avances repoussantes, car de cela ma vie dépendait. Je tiens toutefois à te dire, mon garçon, que j'ai passé avec toi certains des plus beaux moments de ma vie, et que...

Mes larmes coulaient si abondemment que le reste de la lettre était déjà illisible. Soudain, entre deux hoquets de tristesse, je remarquai qu'une fine chaînette dorée reliait le parchemin à un objet. À demi aveuglé par mes pleurs pleins d'amertume, j'en suivi les mailles délicates jusqu'à leur aboutissement, et quelle ne fut pas ma surprise de constater que Flatulie m'avait laissé, en guide d'adieu, une ultime conserve de format géant des haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie! C'était tout à fait incroyable; après tout, je croyais dur comme fer que nous avions utilisé nos dernières cartouches de ce mets exquis pour franchir le pont de Bobignon. 

Du revers de ma manche, je m'essorai le visage, m'emparai de l'ouvre-boîte qui pendait toujours au bout de corde que j'employais en guise de ceinture, et j'ouvris ce trésor inestimable. Bien vite, mon larmoiement amer se mêla à des larmes d'une joie indicible. Non seulement c'était une conserve de la réserve spéciale du prévôt, mais de surcroît il s'agissait du millésime de l'année de la comète, le meilleur jamais produit. Rapidement, mes entrailles se contractèrent douloureusement et je lâchai une série ineffable de flatulences qui se réverbérèrent dans la coque du navire, à un tel point que le capitaine Zabotof, alarmé, se rua vers ma couche pour en découvrir l'origine. D'un coup d'oeil avisé, il comprit la situation qui m'affligeait, et prit place à mes côtés. Il se tenait toujours l'anus à deux mains lors de ses déplacements, conséquence de l'attaque des pirates, et je m'en inquiétai.

- Ta sollicitude me touche, mon garçon, mais ce n'est rien, dit-il du ton calme de celui qui en a vu d'autres. Les rebouteurs de San-Sabotio sont célèbres de par le monde; il le faut bien, puisque la vie des Sabotiens est si périlleuse. Tu sais, mon garçon, les femmes sont le plus grand mystère de la vie. En mer, la plupart du temps, nous sommes entre hommes, et il n'y a que l'immensité de l'océan pour nous séduire de son chant de sirène. Tu ferais un bon officer; tu as fait preuve de tes nombreux talents lors de la traversée, et tu es mignon. Pourquoi ne pas te joindre à nous, et naviguer sur les mers du monde?

Je reniflai avant de répondre, mais il ne me fallut pas longtemps pour prendre ma décision.

- Merci, captaine, mais cette vie ne saurait être la mienne. J'ai compris quelque chose, ce matin. Les attaches matrimoniales, pas plus que maritimes, ne me sont destinées. C'est l'aventure qui est ma maîtresse, et même si je ne sais pas ce que je vais faire ici, à San-Sabotio, je me débrouillerai bien. La curiosité sera mon guide, et il y a fort à parier que les leçons d'escrime et de pugilat auxquelles vous m'avez contraint lors de la traversée me seront d'un grand secours. Adieu, capitaine!

- Bonne chance, mon garçon, dit-il en allumant sa pipe d'un air triste.

Nous nous serrâmes la main, puis nous nous étreignîmes avec l'ardeur des guerriers qui ont vaincu ensemble et survécu à des événements qui les dépassent. En attendant qu'un guide se libère, je mis les sabots de fonte aimantée et m'attachai avec de nombreuses cordes, selon la procédure détaillée qu'on nous avait fourni, pour être fin prêt à franchir la passerelle huilée menant à San-Sabotio et à cette nouvelle étape de ma vie. Le ciel, lointaine et mince fente entre les deux titans de roc qui nous cernaient de toute part, était clair et d'un azur limpide, me sembla-t-il. Je décidai que c'était de bon augure. Dès qu'une chèvre bêla à mon attention, j'accrochai mon mousqueton à l'endroit prévu dans sa barbichette, et je pris pied sur la passerelle. L'animal me mena de son pied sûr de l'autre côté du gouffre. 

"À l'abordage!" songeai-je, alors que je pris pied, le coeur léger, sur la terre ferme de San-Sabotio.

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