Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perdre, ou, à vrai dire, pour apprendre à m'y perdre judicieusement. Ce n'est que beaucoup plus tard, lors d'un énième séjour parmi mes amis Sabotiens, et seulement après avoir obtenu la faveur du maire de San Sabotio, que j'en apprendrais le secret jalousement gardé, ce qui me permettrait d’éclairer ma confusion initiale.
Comme un intrus, le souvenir de ces événements s'imposa à moi au coeur même de ma réminiscence première. J'en suivis le fil, me retrouvant soudain projeté presque deux décennies en avant, mis en abîme à l’intérieur de ma propre mémoire. En effet, plusieurs années plus tard, alors que j’arborerais une barbe fournie à souhait et que je suinterais d’une saine et masculine virilité, je tirerais le maire de San Sabotio d'un faux pas scabreux (il ne pourrait s'empêcher de fricoter avec le fils à peine nubile du prévost royal lors d'un bal masqué, se faisant surprendre nu avec le jeune homme à l'intérieur du gâteau géant aux haricots présenté en l'honneur du jubilé du roi Rouillaste XIII, au beau milieu de la Salle aux engrenages de surcroît!) grâce à un puits d'huile de première qualité que je découvrirais lors d'une aventure bien arrosée avec Mougrall, le Grand Cuvetier de Macérovie, après que ce dernier m’aurait invité à célébrer le mariage de sa fille à sa villa de campagne.
Voici donc comment ces événements se déroulèrent: après avoir bu une quantité astronomique d'alcools divers avec Mougrall, nous eûmes un léger désaccord numismatique. De mon côté, j’étais convaincu (et, à vrai dire, je le suis encore aujourd’hui, peu importe ce qu’en dira ce diable de Mougrall!) que les monnaies à l’effigie de la Première Cuve avaient été frappées à même celle-ci, ou thèse intrinsèque, mais mon hôte était quant à lui partisan de la ridicule thèse dite «extrinsèque», voulant que les pièces aient été données en cadeau au Grand Cuvetier de l’époque par le roi de Vulgarie, en hommage à la beauté sublime de la Première Cuve. Mougrall, qui est le plus grand cuvetier à avoir jamais vécu, mais qui est un numismate médiocre, me défia, comme il est de coutume en Macérovie, à un concours de pelletage dans son verger, derrière la villa. J’acceptai sans la moindre hésitation, et nous frottâmes nos sexes enduits de choucroute l’un sur l’autre pour garantir notre honnêteté mutuelle.
Nous nous mîmes ensuite d’accord sur les termes de notre affrontement. Les femmes, bien évidemment, s’opposèrent à une telle enterprise. Comme toujours, elles étaient hystériques et s’inquiétaient pour des riens, mais il n’en demeure pas moins que notre ivresse était telle que le défi passa rapidement du pelletage à l'excavation; trois jours plus tard, nous n’avions toujours pas dégrisé, et nous avions tous les deux recruté la moitié des hommes en âge du village pour nous aider, et même quelques vieillards à peine capables de tenir debout et un certain nombre d’enfants encore aux langes.
Il fallut ensuite établir un système complexe de courroies et de poulies pour déplacer la terre et les roches de manière efficace, et bientôt, à partir de la deuxième semaine en fait, les gens accoururent de localités de plus en plus distantes pour assister à notre duel. Nous amassâmes même un pécule considérable après que nous eûmes, dans un premier temps, instauré un système de billeterie, puis, avec la construction d’estrades, nous fûmes en mesure de financer la suite des choses de manière plus sérieuse.
Les choses se corsèrent lorsque nous démarrâmes les premières excaveuses au charbon. Le ciel se couvrit d’épais nuages de suie et une grande partie des spectateurs tombèrent malade, ce qui faillit faire s’écrouler le montage financier. Heureusement, il y avait assez de médecins dans la salle (les estrades étaient désormais recouvertes d’un toit rétractable, ce qui permettait de continuer à accueillir des spectateurs lors de journées pluvieuses) et ceux-ci purent s’occuper des malades tout autant que des estropiés (les excaveuses sabotiennes avaient la fâcheuse habitude d’exploser) sans que cela ne nuise davantage à notre financement.
À ce stade, deux trous (en fait, il serait plus exact de parler de crevasses si profondes qu’elles déstabilisent probablement encore à ce jour la situation séismoslogique de la région et que plusieurs cuves de gros calibre se sont simplement enfoncées dans le sol pour y disparaître à tout jamais) extrêmement béants ornaient dorénavant le terrain de Mougrall. On pourrait penser que de tels excès ne firent que nous épuiser et laisser d’horribles cicatrices dans sa cour, mais nous dégageâmes tous deux des bénéfices considérables de notre confrontation, puisque nous jouissions dorénavant d’une réputation incroyable et que des gens riches et célèbres venaient du monde entier pour parier sur le résultat final, manger un peu de choucroute avec nous et trinquer.
Les billets coûtaient une fortune, et après la première année, seuls les membres de la nobilité ou de la royauté, ou encore des bourgeois bien gras, pouvaient s’offrir une entrée. Le plus mémorable fut la visite de l’empereur de France. Sa caravane de montgolfières était si longue et si massive qu’elle bloqua l’horizon pendant des journées entières, et la plupart des fermiers sur son trajet perdirent leurs récoltes. J’en ai encore des frissons! Et que dire du vin que l’empereur nous fit déguster! Tout simplement exquis!
Nous poursuivîmes et, après six longues années, alors que j’étais à un doigt de la victoire, ma pelle mordit dans quelque chose de mou: une veine d’huile! Cet événement me coûta la partie, mais Mougrall, et c’est tout à son honneur, eut pitié de moi et m’offrit une cuve entière de cette huile d’une qualité inégalée. C’est donc grâce à celle-ci que je pus lubrifier la Salle des engrenages et détourner l’attention du faux pas du maire de San Sabotio et qu’il me révélerait ensuite le secret des tunnels de sa ville, et même qu’il irait jusqu’à me faire visiter les installations gigantesques qui n’avaient, jusqu’à ce jour, jamais été foulées par un étranger.
C'est donc dire que lors de mes premières journées, ignorant que j’étais et après avoir traversé le gouffre entre le port alpestre et la cité, je demeurai près de la surface, épouvanté par les tunnels labyrinthiques qui s'enchevêtraient pêle-mêle à l'intérieur du roc, comme la chevelure minérale d'un dieu fou refusant qu'on le peignît.
Certes, dès mes premiers pas sur la terre ferme, mon esprit rompu à la cartographie ébaucha un plan des corridors. Hélas, j'étais encore un jeune homme plutôt naïf, et je ne connaissais rien des obscurs mécanismes qui veillaient à la sûreté de la Sabotie. Sans barbe et sans expérience, je ne valais, pour tout dire, guère plus que mon faible poids en clous rouillés de troisième ordre.
Voici donc ce que me révéla le maire de San Sabotio. Alors que des pays comme les Macérovie ou la Vulgarie se défendent des envahisseurs par la répugnante odeur qui s’échappe de leurs cuves ou de leurs citoyens, la Sabotie a trouvé un moyen encore plus efficace de décourager les autres nations de s’en prendre à eux, méthode qu’un simple pince-nez ne permet nullement de réfuter: un système extrêmement complexe d’engrenages vissés à même le roc permet de modifier chaque jour la configuration des tunnels. Les divers fragments de San Sabotio, par exemple, peuvent être assemblés de plus d’un million de façons différentes, aux dires du maire (les chiffres avancés par le prévost ou par Rouillaste XIII sont de l’ordre du milliard, mais cela me paraît exagéré).
Il est donc rigoureusement impossible à une armée ennemie de s’infiltrer chez les Sabotiens. En quelques jours, les soldats s’égarent dans les corridors. Il est ensuite facile de leur trancher la gorge lorsqu’ils s’effondrent, terrassés par la fatigue ou la folie, ou les deux à la fois.
Ce furent des journées difficiles, voire pénibles, car les éléments les plus douteux de la société sabotienne sont ceux qui restent en surface et je dus à ma seule vigilance d’échapper de peu à nombres de traquenards, guet-apens et pièges. Comme un envahisseur étranger, j’étais moi aussi au bord de la folie, et ce fut en fin de compte le Maître-ballonier qui me sauva, et qui, comme on le verra, me permit de réaliser la plus grande avancée de tous les temps en cette si belle science que l’on nomme «cartographie».