mercredi 22 juillet 2020

16. Commotion

Je fus frappé de plein fouet par l'onde de choc, car je m'étais bien trop approché du brasero, dans ma hâte de ne pas être exposé trop longtemps à la menace des créatures rampantes. Je ne sentis qu'un coup violent à la tête, puis tout devint noir, et je tombai, tombai et tombai...

J'avais pénétré en un lieu où les sensations n'existaient pas, et pourtant, je vis d'innombrables formes, je perçus d'infinies et sublimes variations aux couleurs que je connaissaient ainsi que d'autres qui m'étaient inconnues, j'ouïs des mélodies aux notes qui s'étalaient par-delà les abysses du temps, je frémis, autant de peur que de plaisir, alors que des entités improbables se faufilaient tout au long de mes membres et dans mes orifices. Je vis naître et mourir les étoiles et les galaxies, je subodorai des parfums exquis et terribles, je fus pris à témoin de l'apogée et du déclin d'empires et de mondes sis à d'impossibles distances. J'en pleurai et j'en ris, je voulus vivre à jamais et mourir dans l'instant. Ma chute dans cette obscurité saturée de toutes les modalités sensorielles imaginables perdura un temps que je ne saurais appréhender, un temps distendu, tendant vers l'éternité.

Alors, à la toute fin de cette épopée au-delà de la vie et de la mort, je distinguai deux choses, ou plutôt, une seule et même chose, dont les deux facettes m'emplissent encore d'étonnement et d'une indicible frayeur. Je tremble, à l'intérieur du casino, rien que d'y repenser et c'est tout comme si je me tenais au bord du même gouffre qui a failli me dévorer. Tout d'abord, je vis les innombrables objets informes de cet étrange rêve coalescer, prendre une forme de plus en plus définitive, que je pus nommer sans la moindre hésitation: je voyais les tubes innombrables du multivers dans leur incroyable enchevêtrement. Ils étaient si anciens! Toutefois, alors que je les observais, empli d'un émerveillement sans bornes, j'avais sans cesse l'impression d'être incapable d'établir un foyer et d'en avoir une image nette. Je m'employai à concentrer toute mon attention sur cette tâche pourtant simple et c'est alors que les tubes se mirent à émettre ce que je ne peux que qualifier de luminosité ténébreuse, avant se devenir d'immenses tentacules qui tentèrent subitement de se saisir de moi.

À bien y penser, cette expérience terrifiante, bien plus que la commotion subie lors de l'explosion, pourrait bien expliquer mon amnésie depuis le naufrage, et les migraines qui deviennent de plus en plus fréquentes à mesure que je m'exténue à creuser les abîmes de mon souvenir tout en essayant de de ne pas sombrer dans l'entité qui a tenté de s'emparer de moi à cet instant. Je crois avoir échappé à un destin plus funeste que la mort elle-même, sans pouvoir vraiment l'expliquer. Une partie de mon esprit essaie de me protéger de moi-même, et de cet être d'obscurité, de peur et de tentacules.

Lorsque j'ouvris les yeux, après ce qui sembla une éternité, j'étais couché dans un lit très moelleux. Je sentais la chaleur du soleil caresser ma peau. Malgré cela, je tressaillis, comme si un froid que la lumière du jour ne pouvait pas dissiper s'était logé au plus profond de mon âme. Je voulus me relever, mais une main ferme, quoique empreinte d'une certaine douceur, m'en empêcha.

Omblé, les traits tirés, me sourit faiblement et son visage exprimait un grand soulagement. "Il s'est finalement réveillé!" dit-il à une personne hors-champ.

J'entendis des pas. Je n'eus guère besoin de tourner ma tête en direction du bruit; je vomis tripes et boyaux quand mon nez reconnut Prépulle. "Content que tu sois revenu parmi nous, mon garçon. Nous avons bien failli te perdre!" s'exclama mon nauséabond tuteur.

3 commentaires:

  1. Le souffle de l’explosion me frappa de plein fouet, tel un maillet frappant un gong, et résonna dans ma tête pendant quelques secondes alors que tout autour de moi s’obscurcissait. Je parvins à peine à formuler la pensée que je m’étais probablement trop approché du brasero lorsque je me sentis tomber, tomber, tomber…

    Au fond des abysses où j’étais parvenu, l’esthésie était désormais désuète. Dans ce lieu sans espace, l’existence n’était plus une caractéristique essentielle de la perception. Ma cognition décalée me suggéra des objets sans forme et je perçus d’infinies et sublimes variations de couleurs qui m’étaient parfaitement inconnues. De partout me parvenaient des mélodies définies en successions de silences plus ou moins profonds entrecoupés de grésillements incohérents. Ces anti-sonorités s’étalaient par-delà les confins du temps et portaient dans chaque note une temporalité infinie. Je ressentis des entités improbables qui se faufilaient sous la surface de ma peau et expansionnaient mes orifices. Mon intérieur devenait alors mon extérieur et vice-versa, dans un revirement périodique, créant à chaque cycle un nouvel univers. Je vécu la naissance d’une étoile à partir de son centre, puis celle-ci devint naissance d’une galaxie qui se divisa en une multitude au fur et à mesure que ma conscience se dispersait en chacune d’elle, tout en restant rassemblée en un centre qui englobait la totalité. Je subodorai le parfum terrible de civilisations en déclin et celui, exquis, d’âges d’or fabuleux. Pleurant et riant à la fois, je constatai l’avènement inéluctable de ma propre mort qui s’approchait asymptotiquement dans ma conscience de l’éternité.

    Un tunnel éblouissant m’apparut et je fus soulagé de discerner un élément de perception familier: de la lumière blanche. Peu à peu mon aveuglement s’estompa et je distinguai deux choses, ou plutôt, une seule et même chose, dont les deux facettes m'emplissent encore d'étonnement et d'une indicible frayeur. J’en tremble, en fixant la bille qui bondit dans la roulette, au casino, rien que d'y repenser et c'est tout comme si je me tenais au bord du même gouffre qui a failli me dévorer. Tout d'abord, je vis les innombrables objets informes de cet étrange rêve coalescer, prendre une forme de plus en plus définitive, que je pus nommer sans la moindre hésitation: je voyais les tubes innombrables du multivers dans leur incroyable enchevêtrement. Leur texture disparate semblait parfois abimée, parfois gravée intentionnellement de symboles occultes. Certains étaient translucides et d’autres parfaitement transparents, cristallins. Ils étaient si anciens! Toutefois, alors que je les observais, empli d'un émerveillement sans bornes, j'avais sans cesse l'impression d'être incapable d'établir un foyer et d'en avoir une image nette. Je monopolisai toute la force de ma conscience à concentrer mon attention sur cette tâche pourtant simple et, spontanément, les tubes se mirent à émettre ce que je ne peux que qualifier d’une luminosité ténébreuse, avant devenir d'immenses tentacules qui s’élancèrent subitement pour se saisir de moi.

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  3. Je commence à penser que mon amnésie est probablement un mécanisme de préservation, une manière par laquelle mon esprit a occulté une partie de ma mémoire pour me protéger, pour m’empêcher de sombrer dans la folie. Je croyais m’être cogné durant le naufrage, ou quelque chose du genre, et ce choc m’aurait fait perdre la mémoire. Mais peut-être étais-je déjà complètement cinglé au moment du naufrage, et cet accident salvateur m’aura permis de me réinitialiser, d’une certaine manière, de retourner à cet état sain d’esprit qui était celui de mon enfance? Comment, en effet, un esprit peut-il rester entier et équilibré, une fois contaminé par la rencontre d’une telle entité tentaculaire, constituée de pure terreur et d’obscurité? Je suis persuadé avoir échappé à un destin plus funeste que la mort elle-même, sans pouvoir vraiment l'expliquer.

    Lorsque j'ouvris les yeux, après ce qui sembla une éternité, j'étais couché dans un lit très moelleux. Je sentais la chaleur du soleil caresser ma peau. Malgré cela, je tressaillis, comme si un froid que la lumière du jour ne pouvait pas dissiper s'était logé au plus profond de mon âme. Je voulus me relever, mais une main ferme, quoique empreinte d'une certaine douceur, m'en empêcha.

    Omblé, les traits tirés, me sourit faiblement et son visage exprimait un grand soulagement. "Il s'est finalement réveillé!" dit-il à une personne hors-champ.

    J'entendis des pas. Je n'eus guère besoin de tourner ma tête en direction du bruit; je vomis tripes et boyaux quand mon nez reconnut Prépulle. "Content que tu sois revenu parmi nous, mon garçon. Nous avons bien failli te perdre!" s'exclama mon nauséabond tuteur. Un son de déglutition me parvint d’une personne tout près de moi, comme quelqu’un qui ravalait la bile qui lui montait. Je reconnus instantanément cette manière d’avaler doucement, de faire passer un liquide à travers une gorge douce et soyeuse.

    Flatulie était alitée à côté de moi.

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