samedi 14 mars 2020

14. Sur le pont de Bobignon

Me croyant trahi par la sublime réserve spéciale du prévôt de Sabotie, je regardai Flatulie se plier en deux à mes côtés elle aussi. Ses traits avaient beau être distendus par la même douleur aigüe qui me déchirait les entrailles et gonflait mon ventre d'une inquiétante façon, elle parvenait tout de même à sourire. Elle m'intima de tenir mes sphincters bien serrés encore quelques moments, puis elle me fit signe qu'il était temps d'y aller. À quatre pattes, nous supportant l'un l'autre tour à tour selon les oscillations de nos crampes, nous nous rendîmes péniblement jusqu'au chariot. Enfin, nous prîmes place sur la banquette, Flatulie s'empara des rênes et d'un claquement sec, l'âne attelé au chariot reçut l'ordre de s'ébranler. Une série de grincements, qui parvinrent indistinctement à mes oreilles, confirmèrent que nous étions en route.

Ce fut Flatulie qui lâcha enfin, accompagnée d'un prodigieux cri de soulagement, la première flatulence monstrueuse, longue, sonore, foireuse et malodorante. Elle m'expliqua en quelques mots, entre deux crampes, qu'il nous fallait rythmer nos météorisations de manière à demeurer en tout temps entourés d'un nuage de gaz. J'étais, et c'est le moins que l'on puisse dire, quelque peu incrédule, mais cet air menaçant que j'aurais amplement le temps de subir au cours des semaines à venir et qu'elle savait si bien prendre, et que je savais devoir signifier à coup sûr une privation prolongée de la satisfaction de mes désirs sexuels, me fit y penser deux fois avant de chercher un contre-argument quelconque. De toute manière, l'ensemble de mon esthésie, déjà bien trop sollicitée par les événements des dernières heures, avait déjà basculé dans une espèce de catatonie salvatrice. Par ailleurs, la digestion pénible d'une telle quantité de haricots sabotiens, fussent-ils d'un millésime exceptionnel et prélevés un à un par le prévôt avant même qu'ils ne se rendissent au roi, ne m'octroyait guère le loisir d'une activité intellectuelle soutenue; ma conscience soubresoutait entre le néant et la nausée, et je me terrais loin en moi-même, cerné d'un implacable brouillard mental qui avait au moins le mérite d'amoindrir la douleur lancinante  et les odeurs fétides qui me tourmentaient.

Bientôt, Flatulie m'indiqua qu'il était temps de faire mon entrée en scène sur les planches moisies de ce ragoûtant ballet aérogastrique. Si j'avais une seule envie à cet instant, c'était bel et bien de laisser sortir de moi ce gaz comprimé qui me faisait tant souffrir. J'y allai d'une série de flatuosités explosives en rafales brèves mais convaincantes, et le soulagement que j'en éprouvai n'était pas loin, dans sa volupté licencieuse, des orgasmes que j'avais eus grâce à Flatulie, ce qui déclencha en moi une réflexion sur la nature de la souffrance, du plaisir et du désir. Bien entendu, je n'eus pas le loisir d'élaborer cette pensée à bord du chariot (je dis bien "à bord" car Bobignon était si visqueuse que j'avais plus l'impression d'y naviguer que d'y rouler), puisque sitôt que nous en avions fini d'expulser un surplus gazeux, les crampes remettaient l'épaule à la roue pour nous dérober toute velléité philosophique. Néanmoins, ce germe était planté profondément dans mon esprit, et depuis cet horrible épisode, j'ai toujours été incapable de replonger aussi pleinement dans mes sensations, en venant toujours à m'en distancier, à en établir en quelque sorte une cartographie, classant, repérant, arpentant les moindres replis de mon esthésie, au même titre qu'une terre vierge se doit d'être mesurée et délimitée par un esprit logique et rationnel.

Après cette première déflagration, Flatulie, qui entamait un second cycle de ballonnements et qui respirait par saccades - un peu, je le découvrirais plus tard, à la manière d'une femme qui accouche -  prit quand même le temps de me désigner l'étrange phénomène qui se produisait sur notre passage: le nuage brunâtre qui nous entourait scintillait sur son pourtour, à l'endroit même où il croisait le fer avec l'atmosphère corrompue de Bobignon, semblant, ô miracle, la repousser, ou, à tout le moins, la tenir à une distance respectueuse dans d'impressionantes gerbes d'étincelles bilieuses. Ce bouclier gazéiforme constituait donc notre salut, notre ultime rempart contre la dégénérescence de la ville. Je distinguai à quelques pâtés de maisons les contours vagues du pont de Bobignon, puis mon regard choqué s'attarda sur les créatures difformes qui circulaient dans les rues de la ville.

Sans aucun doute, celle à laquelle j'avais échappé en me jetant, grâce au miaulement opportun de Nusse, dans l'antre de Flatulie, devait être l'une d'entre elles. Partout alentour, elles rampaient avec une vitesse prodigieuse, ingérant à peu près n'importe quoi. Ces créatures étaient plus terrifiantes que tout ce que j'avais pu voir ou même imaginer jusqu'à ce jour. Elles présentaient un aspect si singulier, si difficile à appréhender pour l'esprit du jeune homme que j'étais alors - et tout autant pour celui de  l'adulte amnésique que je suis désormais - qu'il n'est pas facile d'en donner une description honnête qui traduise aussi toute leur horreur. Des contours flous et indéfinis, une couleur oscillant entre le gris, le brun et le vert, mais surtout, ici et là, des appendices monstrueux, qui saillaient selon des angles impossibles et qui parvenaient toujours à susciter le maximum de répugnance: mollets, coudes, dentiers, chiens, rats, chaises, horloges, pots de chambre, doigts, roues dentelées, casseroles en fonte, cheveux...

Je compris alors à quel funeste destin j'avais échappé et à quel point j'étais redevable à Flatulie de m'offrir cette chance inespérée de m'enfuir de Bobignon en sa compagnie. L'immense gratitude que j'éprouvais était toutefois asphyxiée par nos flatulences cadencées, par cet incessant va-et-vient des souffrances dues aux crampes et de l'état de béatitude provoqué par le relâchement régulier de mes sphincters.

Le pont, dont la silhouette n'avait d'abord été qu'une esquisse molle et éthérée au loin, déployait à présent sa structure massive devant nous. Le seul hic, c'était que la partie centrale, sur un bon dix mètres, s'était effondrée. Comment parviendrions-nous à franchir cet abîme?

J'entendis un miaulement et je tournai la tête. Nusse, perché derrière nous sur les conserves, me regardait d'un air entendu en se nettoyant la tête à l'aide de ses pattes. Évidemment, il avait déjà compris la seule possibilité qui nous permettrait de franchir le pont de Bobignon.


2 commentaires:

  1. Châtié par ma gourmandise, je réalisai que mes entrailles n’étaient peut-être pas suffisamment aguerries pour accueillir un festin de haricots d’un tel niveau d’opulence. Je regardai Flatulie, elle aussi pliée en deux à mes côtés, et il me parut évident que les boyaux du prévôt royal de Sabotie devaient être d’une constitution exceptionnelle. Elle avait beau afficher des traits distendus par la même douleur aigüe qui me déchirait les entrailles et gonflait mon ventre d’une inquiétante façon, je lui devinait pourtant un sourire. Elle me commanda avec une autorité indéniable de tenir mes sphincters bien serrés encore quelques moments. Surpris par cette demande, je me concentrai à retenir la pression qui menaçait de faire exploser mes intestins. Elle me fit signe qu'il était temps de partir. À quatre pattes, nous supportant l'un l'autre tour à tour selon les oscillations de nos crampes, nous nous rendîmes péniblement jusqu'au chariot. Nous prîmes place sur la banquette, Flatulie s'empara des rênes et d'un claquement sec, l'âne attelé au chariot reçut l'ordre de s'ébranler. Une série de grincements, qui parvinrent indistinctement à mes oreilles, confirmèrent que nous étions en route.

    Le coup d’envoi fut donné par Flatulie qui se délesta enfin, avec un prodigieux cri de soulagement, d’une première flatulence monstrueuse, longue, sonore, foireuse et malodorante. Elle m'expliqua en quelques mots, entre deux crampes, qu'il nous fallait rythmer nos météorisations de manière à demeurer en tout temps entourés d'un nuage de pet. J'étais quelque peu incrédule, mais cet air menaçant qu'elle savait si bien prendre et que j'aurais amplement le temps de subir au cours des semaines à venir m’y fit penser deux fois avant de chercher un contre-argument quelconque. De toute manière, l'ensemble de mon esthésie, déjà bien trop sollicitée par les événements des dernières heures, avait déjà basculé dans une espèce de catatonie salvatrice. Par ailleurs, la digestion pénible de toutes ces légumineuses exotiques, fussent-elles d'un millésime exceptionnel et prélevées une à une par le prévôt avant même qu'elles ne se rendissent au roi, ne m'octroyait guère le loisir d'une activité intellectuelle soutenue; ma conscience soubresoutait entre le néant et la nausée, et je me terrais loin en moi-même, cerné d'un implacable brouillard mental qui avait au moins le mérite d'amoindrir la douleur lancinante et les odeurs fétides qui me tourmentaient.

    Flatulie m'indiqua qu'il était temps de faire mon entrée en scène sur les planches moisies de ce dégoûtant ballet aérogastrique. Si j'avais une seule envie à cet instant, c'était bel et bien de laisser sortir de moi ce gaz comprimé qui me faisait tant souffrir. J'y allai d'une série de flatuosités explosives en rafales brèves mais convaincantes, et le soulagement que j'en éprouvai n'était pas loin, dans sa volupté licencieuse, des orgasmes qui m’avaient ravi quelques heures avant. Cette nature paradoxale du désir, en tant que généré autant par la souffrance que par le plaisir m’apparut un instant avant que mon attention ne soit à nouveau submergée par une autre vague d’expulsions gazeuses.

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  2. Nous naviguions ainsi la route visqueuse de Bobignon à bord de notre chariot, tanguant au gré de nos flatulences. La houle de nos crampes, qui s’estompaient avant de revenir brutalement accompagnées de nouvelles propulsions fécales, nous dérobait de toute velléité philosophique. Néanmoins, ce germe était planté profondément dans mon esprit, et depuis cet horrible épisode, j'ai toujours été incapable de replonger aussi pleinement dans mes sensations, en venant toujours à m'en distancier, à en établir en quelque sorte une cartographie, classant, repérant, arpentant les moindres replis de mon esthésie, au même titre qu'une terre vierge se doit d'être mesurée et délimitée par un esprit logique et rationnel.

    Après quelques déflagrations, Flatulie me désigna, entre deux cycles de ballonnements et en respirant par saccades - un peu comme si elle mettait bas - l'étrange phénomène qui se produisait sur notre passage: le nuage brunâtre qui nous entourait scintillait sur son pourtour, à l'endroit même où il entrait en collision avec l'atmosphère corrompue de Bobignon, semblant, ô miracle, la repousser, ou, à tout le moins, la tenir à une distance respectueuse par d'impressionantes gerbes d'étincelles bilieuses. Ce bouclier gazéiforme constituait donc notre salut, notre ultime rempart contre la dégénérescence de la ville. Je distinguai à quelques pâtés de maisons les contours vagues du pont de Bobignon, puis mon regard choqué s'attarda sur les créatures difformes qui circulaient dans les rues de la ville.

    Sans aucun doute, celle à laquelle j'avais échappé en me jetant, grâce au miaulement opportun de Nusse, dans l'antre de Flatulie, devait être l'une d'entre elles. Partout alentour, elles rampaient avec une vitesse prodigieuse, ingérant à peu près n'importe quoi. Ces créatures étaient plus terrifiantes que tout ce que j'avais pu voir ou même imaginer jusqu'à ce jour. Elles présentaient un aspect si singulier, si difficile à appréhender pour l'esprit du jeune homme que j'étais alors - et tout autant pour celui de l'adulte amnésique que je suis désormais - qu'il n'est pas facile d'en donner une description honnête qui traduise aussi toute leur horreur. Des contours flous et indéfinis, une couleur oscillant entre le gris, le brun et le vert, mais surtout, ici et là, des appendices monstrueux, qui saillaient selon des angles impossibles et qui parvenaient toujours à susciter le maximum de répugnance: mollets, coudes, dentiers, chiens, rats, chaises, horloges, pots de chambre, doigts, roues dentelées, casseroles en fonte, cheveux...

    Je compris alors à quel funeste destin j'avais échappé et à quel point j'étais redevable à Flatulie de m'offrir cette chance inespérée de m'enfuir de Bobignon en sa compagnie. L'immense gratitude que j'éprouvais était toutefois asphyxiée par nos flatulences cadencées, par cet incessant va-et-vient des souffrances dues aux crampes et de l'état de béatitude provoqué par le relâchement régulier de mes sphincters.

    Le pont, dont la silhouette n'avait d'abord été qu'une esquisse molle et éthérée au loin, déployait à présent sa structure massive devant nous. Le seul hic, c'était que la partie centrale, sur un bon dix mètres, s'était effondrée. Comment parviendrions-nous à franchir cet abîme?

    J'entendis un miaulement et je tournai la tête. Nusse, perché derrière nous sur les conserves, me regardait d'un air entendu en se nettoyant la tête à l'aide de ses pattes. Évidemment, il avait déjà compris la seule possibilité qui nous permettrait de franchir le pont de Bobignon.

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23. Le labyrinthe

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