Couvert de sueur, il me fallut cesser de transférer mécaniquement les petites boites métalliques dans le chariot pour réfléchir quelque peu à ce que j'étais en train de faire. Mon esprit flottait dans une sorte de brume, non pas celle, nauséabonde et visqueuse, de Bobignon, mais plutôt un brouillard ouateux qui irradiait de mon bas-ventre jusqu'à rejoindre les extrémités de mon corps; une sensation de bien-être qui n'était pas non plus celle du tendre souvenir de ma mère, sensation qui demeurait pour l'instant indéchiffrable, et qui de plus se doublait, que dis-je, se triplait d'une sorte d'absence de volonté et d'un sentiment de satiété comme après un bon repas bien gras. Le jour se levait, enfin, ce qu'on pourrait convenir de nommer jour à Bobignon par pur désir d'avoir un quelconque repère temporel, une aube brunâtre et lourdasse, qui traînait le pas, comme refusant obstinément de laisser la place au jour à proprement parler.
Non seulement j'avais accepté d'aider Flatulie à quitter Bobignon, mais apparemment je m'occupais seul du chargement de centaines de conserves. Les étiquettes délavées laissaient deviner un âge vénérable, mais il me fut néanmoins loisible de les déchiffrer: pois chiches d'Escosse, haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie, gourganes vulgariennes, flageolets françois et choucroutes macéroviennes composaient l'essentiel des provisions que je chargeais avec une sorte de béatitude obtuse, satisfait de cet humble labeur qui, à bien y penser, réduisait l'inimitable cartographe en devenir que j'étais à une pauvre bête de somme sans cervelle. Pourtant, je m'en contentais comme jamais auparavant je ne m'étais contenté d'une tâche. Tous mes soucis - Omblé, Prépulle, Gourmol, le multivers et les séries de tubes, le danger de mort qui collait à chacun de me pas à Bobignon, tout cela n'avait finalement qu'une importance somme toute minime.
Lorsque toutes les conserves se trouvèrent dans le chariot, je rentrai en sautillant et en sifflotant dans l'antre de Flatulie et ce fut le sourire désarmant et chargé de connivence de l'esthéticienne qui me permit de pénétrer dans mes souvenirs de l'heure qui avait précédé mon rude travail de manutention. Un flot polysensoriel d'odeurs, de chuchotements, de sensations inédites, de frissons, de glissements et de viscosités agréables me rappela alors, d'un seul coup et à ma grande surprise, l'expérience ineffable que j'avais partagée avec elle.
J'ai été contraint de m'absenter de la table de jeu pendant quelques minutes (ce que m'a fortement reproché le croupier à mon retour) pour répondre à l'appel brûlant du souvenir de la prodigalité charnelle de dame Flatulie, car je me sentais sur le point d'exploser. J'en ai perdu le fil de mes pensées, et, pendant une bonne heure, ma mémoire s'est tarie. À tout le moins, il est rassurant de constater que certaines de mes expériences furent agréables, et cela laisse présager une accalmie dans la mer houleuse de mon passé.
Quand je parvins à me rappeler la suite des choses, j'éprouvai une amère déception et une certaine nausée; après notre union, étendue à mes côtés, encore haletante et nue, Flatulie m'avait exposé la méthode en laquelle résidait notre seul espoir de quitter Bobignon vivants, puis elle m'avait envoyé charger le chariot avant que mon cerveau ne réussise à assimiler cette information, qui me laissa incapable de partager la couche d'une femme pendant de nombreuses années.
Couvert de sueur, il me fallut cesser mon mouvement de va et vient pour faire pénétrer chaque cylindre métallique dans l’orifice destiné à le recevoir. Le chariot très bien organisé était muni de nombreuses cavités pouvant chacune accueillir une de ces petites boîtes de conserve. Je m’arrêtai pour réfléchir à ce que j’étais en train de faire. Dans mon esprit flottait une sorte de brume, non pas celle, nauséabonde et visqueuse, de Bobignon, mais plutôt un nuage ouateux qui irradiait de mon bas-ventre jusqu'à rejoindre les extrémités de mon corps; une sensation de bien-être qui n'était pas non plus celle du tendre souvenir de ma mère… sensation qui se doublait, que dis-je, se triplait d'une sorte d'ataraxie et d'un sentiment de satiété tel celui éprouvé après un banquet opulent et adipeux. C’était l’aube, moment à peine distinct du reste de la journée ou de la nuit à Bobignon, mais que la convention prescrivait de nommer le début du jour par pur désir d'avoir un quelconque repère temporel, une aube brunâtre et lourdasse, qui traînait le pas, comme refusant obstinément de laisser la place au jour à proprement parler.
RépondreEffacerNon seulement j'avais accepté d'aider Flatulie à quitter Bobignon, mais je m'occupais seul du chargement des centaines de conserves qui constitueraient nos moyens de subsistance lors du long périple qui s’annonçait. Les étiquettes délavées, bien que n’affichant aucune date de péremption, laissaient deviner un âge vénérable. Il me fut néanmoins loisible de les déchiffrer: pois chiches d'Escosse, haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie, gourganes vulgariennes, flageolets françois, choucroutes macéroviennes et fayots frétillants composaient l'essentiel des provisions que je chargeais avec une sorte de béatitude obtuse, satisfait de cet humble labeur qui, à bien y penser, réduisait l'inimitable cartographe en devenir que j'étais à une pauvre bête de somme sans cervelle. Pourtant, je m'en contentais comme jamais auparavant je ne m'étais contenté d'une tâche. Tous mes soucis - Omblé, Prépulle, Gourmol, le multivers et les séries de tubes, le danger de mort qui collait à chacun de mes pas à Bobignon, tout cela n'avait finalement qu'une importance somme toute minime.
Lorsque toutes les conserves eurent trouvé leur place dans le chariot, je retournai en sautillant et en sifflotant dans l'antre de Flatulie et le sourire désarmant et chargé de connivence de l'esthéticienne fit jaillir de ma mémoire les souvenirs de l'heure qui avait précédé mon rude travail de manutention. Cette manière par laquelle le jeu des ombres créé par les flammes vacillantes du foyer m’avait permis d’apprécier la danse des étoffes qui la revêtaient, puis, ce geste digne d’un prestidigitateur qui avait fait disparaître ces voiles pour faire apparaître le miroitement sombre d’une peau nue et luisante. J’étais alors captivé par ces courbes aguichantes, réminiscentes de ce qui avait probablement été la meilleure leçon que Prépulle m’eut jamais donné, le jour où il m’avait prescrit de me rendre (sans lui) à l’auberge de Gobières pour y rencontrer celle qui serait responsable de m’instruire à propos des “moeurs et de la séduction”. L’approche de cette dernière avait toutefois été beaucoup plus formelle et mécanique, me laissant à la fois une curiosité excitée et un vague dégoût de cette chose qui préoccupait tant les adultes. Flatulie, par contre, semblait me tenir par un fil, m’attirant d’un seul doigt en se retournant, me permettant de jouir du spectacle éblouissant de ses monticules postérieurs, se balançant d’une manière lancinante à chacun de ses pas, tel le pendule d’un hypnotiseur. Tout en me regardant du coin de son sourire invitant, elle me guida vers une petite chambre à l’étage où elle me présenta une couche menue mais d’apparence douillette, qui me sembla ne pouvoir accueillir deux personnes qu’à condition que celles-ci soient superposées. Cette considération fut immédiatement corroborée lorsque je me trouvai couché sur le dos surmonté d’une cavalière experte qui entreprit de dompter rythmiquement mon plaisir pendant que j’observais avec fascination le mouvement de son buste garni. Cette nymphe merveilleuse me manipulait à sa guise (et à la mienne) en plaçant mes mains sur son corps exactement là où il le fallait, en me retournant de tout bord tout côté, se plaçant de manière à ce que je puisse jouer mon rôle viril, pendant qu’elle se laissait à son tour chevaucher par son cavalier nouvellement dressé. Pris au jeu, je donnai tout ce que j’avais, m’essoufflant jusqu’à ce que chaque parcelle de mon être eut vibré en elle et que dans plus grande gloire put jaillir la fontaine de mon amour.
RépondreEffacerJ'ai été contraint de m'absenter de la table de jeu pendant quelques minutes (ce que m'a fortement reproché le croupier à mon retour) pour me rendre à la salle d’eau afin de répondre à l'appel brûlant du souvenir de la prodigalité charnelle de dame Flatulie, car je me sentais sur le point d'exploser. J'en ai perdu le fil de mes pensées, et, pendant une bonne heure, ma mémoire s'est tarie. À tout le moins, il est rassurant de constater que certaines de mes expériences furent agréables, et cela laisse présager une accalmie dans la mer houleuse de mon passé.
Quand je parvins à me rappeler la suite des choses, j'éprouvai une amère déception et une certaine nausée. Aussitôt notre union consommée, étendue à mes côtés, encore haletante et nue, Flatulie m'avait exposé la méthode en laquelle résidait notre seul espoir de quitter Bobignon vivants, puis elle m'avait envoyé charger le chariot avant que mon cerveau ne réussisse à assimiler cette information. Cette association morbide revint hanter mes tribulations intimes pendant plusieurs années, et, ce souvenir éclairci, je compris alors ce vague écoeurement qui m’avait envahit lorsque j’avais profité des services libidineux offerts dans les thermes du casino.