mardi 4 juin 2019

10. Dans les rues de Bobignon

J'avais décidé de partir à la tombée du jour, car je préférais voir le moins possible la ville. La subir avec mon nez me suffisait amplement. Bobignon était si vile que je ne pouvais qu'imaginer, avec un immense dégoût mais sans pouvoir m'en empêcher, qu'au lieu de nager vers le fonds du puits dans la maison d'Omblé, à Gobières, j'avais plutôt été ingurgité par Prépulle, et que je pataugeais à présent dans ses ignominieuses entrailles farcies de lard. 

Chaque pas était un véritable supplice. Le sol était poisseux, recouvert d'une substance visqueuse et verdâtre. Il me fallait fournir un effort considérable simplement pour soulever mes pieds. Le bruit de succion effroyable produit par cette opération habituellement anodine me donnait le tournis. Des larves blanches s'accrochaient à mes chausses et tentaient de remonter le long de mes jambes, pour accomplir un dessein que j'étais en fort mauvaise posture de leur interdire. Heureusement, Nusse s'en délectait et je pouvais demeurer concentré sur ma marche. Pour rien au monde je n'eusse voulu chuter sur cette surface immonde.

Comme chaque soir, la ville était couverte d'une brume brunâtre épaisse qui engluait mes poumons et me poussait vers des états semi-hallucinatoires proches de la somnolence. Il me fallait pourtant combattre l'envie presque irrésistible de m'étendre pour faire un somme, car cela m'eût sans doute été funeste. Par chance, Nusse, par je ne sais quelle partie de son intelligence, comprenait parfaitement les enjeux auxquels j'étais confronté, et en bon compagon, me mordait gentiment les mollets dès que je me laissais un peu trop aller vers le sommeil.

C'est au cours de cet éprouvant trajet dans l'air vespéral mortel de Bobigon que je remarquai pour la première fois l'aisance déconcertante avec laquelle Nusse parvenait à se mouvoir à mes côtés. Ses pattes ne collaient pas sur le sol et il faisait preuve d'une vigilance impeccable. Les périls de cette ville maudite semblaient n'avoir aucune prise sur lui. Qui plus est, son poil conservait un aspect sain, même si je n'avais pas souvenir de l'avoir vu faire sa toilette, chose qui est pourtant une manie chez ces animaux. Mes propres cheveux me donnaient sûrement piètre allure. Ils se collaient à mon visage, et je devais sans cesse les arracher, ce qui était douloureux.

Gourmol m'avait indiqué la route à suivre pour atteindre le pont de Bobignon. La ville était sise dans une grande île et il n'y avait pas d'autre moyen de la quitter. Même si le magicien avait suggéré qu'il pouvait exister d'autres orifices à Bobignon même, je ne tenais aucunement à les sonder. Ils seraient sans aucun doute infects. S'il existait dans le multivers autant de séries de tubes que Gourmol le pensait, j'en découvrirais d'autres ailleurs, voilà tout. Cela lui donnerait d'autant plus le temps de réparer son erreur, et la pestilence qui écrasait la ville ne serait plus là. Je pourrrais alors en explorer les orifices tout à loisir. J'avais trouvé étrange que le pont fût la seule issue possible, mais Gourmol m'avait assuré que le brouillard qui enveloppait la ville avait depuis un bon moment fait pourrir toutes les embarcations. Le pont de pierre était ma seule chance.

J'avançais dans une ruelle à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front quand j'entendis le premier beuglement, tout à la fois pathétique, saugrenu et terrifiant. J'avais scrupuleusement mémorisé le chemin que m'avait indiqué Gourmol, et mon aptitude naturelle à la cartographie m'avait permis d'en faire un plan mental. Pourquoi alors me trouvais-je dans cette impasse? Le deuxième beuglement était plus près, mais je distinguais à peine mes mains dans cette purée de pois. Mes jambes ne m'obéissaient plus. La terreur me paralysait. Le bruit d'un objet très lourd glissant sur le sol s'accompagnait d'un son qui faisait à la fois penser à la déglutition et au vomissement. Quelle horrible créature rampait vers moi? Comment pouvait-elle faire ces deux choses en même temps?

Ce fut le miaulement de Nusse qui rompit l'envoûtement et qui me sauva. Le chat se trouvait quelque part sur ma gauche. Sans hésiter, je me précipitai dans cette direction. J'entendis un craquement mou alors que je défonçais une porte en bois pourri. Je m'étalai de tout mon long sur un plancher de terre battue. Nusse vint me lécher le visage en ronronnant. Dehors, la créature continua son chemin, beuglant de temps en temps. Les cris atroces d'agonie que j'entendis quelques minutes plus tard confirmèrent l'horrible destin auquel je venais à peine d'échapper.

Ces souvenirs m'ont perturbé à un point tel que j'ai épongé mes premières pertes au casino ce soir. J'étais incapable de me concentrer et de suivre les principes appris dans les livres de Gourmol. Je n'avais jamais été terrorisé à ce point de ma jeune existence. Je redoute ce qu'il me reste à découvrir entre ce moment et ma présence ici. Néanmoins, j'espère que toutes mes expériences n'ont pas été aussi traumatisantes. J'ai dû découvrir une foule d'endroits magnifiques. J'espère que j'ai fini par retourner à Bobigon, et que Gourmol a réparé son erreur. J'éprouve une grande sympathie pour le magicien, même après toutes ces années. Il a peut-être été mon seul véritable père, après tout. Quoi qu'il en soit, j'ai eu une idée qui me permettra peut-être de sortir d'ici, le moment venu: et si je perdais tout mon argent? Je doute qu'on me laissera rester ici si je suis sans le sou! Le seul hic, avec cette idée, c'est que je ne sais pas d'où provient l'argent avec lequel j'ai misé le premier soir. Il était là, devant moi, et mes souvenirs sont un peu flous. Je venais de m'éveiller sur la plage et de pénétrer dans l'édifice. Portais-je alors l'argent sur moi? Par les moustaches de l'archiduc! Tout est si embrouillé...

2 commentaires:

  1. Je crois que je partis de chez Gourmol à la tombée du jour, mais il m’était impossible d’en être certain. La brume brunâtre qui couvrait la ville était si épaisse qu’on ne pouvait pas vraiment distinguer l’astre diurne d’un lampadaire blâfard. Cette pénombre était bien commode car je n’avais aucune envie de voir les immondices que cette ville recelait. La subir avec mon nez me suffisait amplement. Bobignon était si vile que je ne pouvais qu'imaginer, avec un immense dégoût mais sans pouvoir m'en empêcher, qu'au lieu de nager vers le fond du puits dans la maison d'Omblé, à Gobières, j'avais plutôt été ingurgité par Prépulle, et que je pataugeais à présent dans ses ignominieuses entrailles farcies de lard.

    Chaque pas était un véritable supplice. Le sol était poisseux, recouvert d'une substance visqueuse et verdâtre. Chaque effort pour soulever mes pieds produisait un bruit de succion effroyable compensé d’une exhalaison répugnante. Cet exercice écoeurant me donnait le tournis. De petits vers blancs et des larves dodues s'accrochaient à mes chausses et se frayaient un chemin le long de mes jambes, pour accomplir un dessein que j'étais en fort mauvaise posture de leur interdire. Heureusement, Nusse s'en délectait et je pouvais demeurer concentré à surveiller mon équilibre. Pour rien au monde je n'eusse voulu chuter sur cette surface immonde.

    L’épais brouillard dont la ville était couverte engluait mes poumons et me poussait vers des états semi-hallucinatoires proches de la somnolence. Je devais combattre l'envie absolument déraisonnable mais presque irrésistible de m'étendre pour faire un somme, car cela m'eût sans doute été funeste. Nusse, veillant sur moi par je ne sais quelle partie de son intelligence, semblait comprendre parfaitement les enjeux auxquels j'étais confronté. Il me mordait gentiment les mollets dès que mon pas se faisait plus lourd et que je me laissais un peu trop aller vers le sommeil.

    C'est au cours de cet éprouvant trajet dans l'air vespéral mortel de Bobignon que je remarquai pour la première fois l'aisance déconcertante avec laquelle Nusse parvenait à se mouvoir à mes côtés. Ses pattes n’effleuraient qu’à peine le sol immonde et il faisait preuve d'une vigilance impeccable. Les périls de cette ville maudite semblaient n'avoir aucune prise sur lui. Sa fourrure gardait un lustre impeccable, même si je ne l’apercevait jamais faire sa toilette. Pendant ce temps, mes propres cheveux me collaient au visage, et je devais sans cesse les arracher, ce était aussi désagréable que douloureux.

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  2. Gourmol m'avait indiqué la route à suivre pour atteindre le pont de Bobignon. La ville étant sise sur une grande île, il n'y avait pas d'autre moyen de la quitter. Même si le magicien avait suggéré qu'il pouvait exister d'autres orifices à Bobignon même, je ne tenais aucunement à les dévoiler. Ils seraient sans aucun doute malpropres et infects. S'il existait dans le multivers autant de séries de tubes que Gourmol le pensait, j'en découvrirais d'autres ailleurs, voilà tout. Il importait avant tout de fuir cette pestilence et peut-être reviendrai-je plus tard l’explorer, lorsque cette malédiction serait disparue.

    En avançant dans une ruelle à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front, j'entendis un beuglement, tout à la fois pathétique, saugrenu et terrifiant. J'avais scrupuleusement mémorisé le chemin que m'avait indiqué Gourmol, et mon aptitude naturelle à la cartographie m'avait permis d'en faire un plan mental. Ma route devait passer par ce détroit sordide. Un deuxième beuglement, beaucoup plus près, m’hérissa de chair de poule. À mi-chemin entre une éructation et un cri strident, mon esprit se refusait à imaginer la créature qui pourrait émettre de tels borborygmes. Je distinguais à peine mes mains dans cette purée de pois, alors il m’était impossible d’apercevoir ce qui me menaçait. Mes jambes ne m'obéissaient plus. La terreur me paralysait. Mon esprit en alerte me signalait un objet très lourd glissant sur le sol accompagnant un son qui faisait à la fois penser à la déglutition et au vomissement. Quelle horrible créature rampait vers moi? Par quelle fonction métabolique immonde pouvait-elle effectuer ces deux actions simultanément?

    Ce fut le miaulement de Nusse qui rompit l'envoûtement et qui me sauva. Le chat se trouvait quelque part sur ma gauche. Sans hésiter, je me précipitai dans cette direction. J'entendis un craquement mou alors que je défonçais une porte en bois pourri. Je m'étalai de tout mon long sur un plancher de terre battue. Nusse vint me lécher le visage en ronronnant. Dehors, la créature passa son chemin, ses bruits répugnants se faisant graduellement plus lointains. Les cris atroces d'agonie que j'entendis quelques minutes plus tard confirmèrent l'horrible destin auquel je venais d'échapper.

    Ces souvenirs m'ont perturbé à un point tel que j'ai épongé mes premières pertes au casino ce soir. J'étais incapable de me concentrer et de suivre les principes appris dans les livres de Gourmol. C’est, à date, la plus grande terreur que la mémoire de ma jeune existence m’eut révélé. Je redoute ce qu'il me reste à découvrir entre ce moment et ma présence ici. Néanmoins, je suis certain que toutes mes expériences n’auront pas été aussi traumatisantes. J'ai certainement dû découvrir une foule d'endroits magnifiques. J'espère que j'ai fini par retourner à Bobignon, et que Gourmol a réparé son erreur. J'éprouve une grande sympathie pour le magicien, même après toutes ces années. Il a peut-être été mon seul véritable père, après tout. Quoi qu'il en soit, j'ai eu une idée qui me permettra peut-être de sortir d'ici, le moment venu: et si je perdais tout mon argent? Je doute qu'on me laissera rester ici si je suis sans le sou! Le seul hic, avec cette idée, c'est que je ne sais pas d'où provient l'argent avec lequel j'ai effectué ma première mise, en arrivant ici. Il était là, devant moi, et mes souvenirs sont un peu flous. Je venais de m'éveiller sur la plage et de pénétrer dans l'édifice. Portais-je alors l'argent sur moi? Par les moustaches de l'archiduc! Tout est si embrouillé...

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