lundi 26 novembre 2018

6. Au fond

Le choc de l'eau glacée fut brutal et je paniquai quelques brefs instants, jusqu'à ce que j'entrevisse du coin de l'oeil la mystérieuse lueur au fond du puits. Elle exerça à nouveau une traction irrésistible sur mon esprit. Je me ressaisis et nageai dans sa direction avec toute l'ardeur que me permettaient mes frêles membres enfantins. La température de l'eau se mit à augmenter, d'abord presque imperceptiblement, puis de manière de plus en plus prononcée.

C'est là que je basculai dans un insondable abîme. Je perdis tout repère avant d'éprouver une sensation tout à fait singulière et des plus terrifiantes. Je n'étais guère plus que de vagues filaments pauvrement tissés, réduit à ma plus simple expression et à la dérive dans une sorte de vide dont la vastitude eût donné aux infinies étendues des mers du monde la grotesque apparence d'un étroit réduit dans le plus infâme des bouges de la Basse-Ville de Gobières. Rien n'avait de sens; je ne saurais dire si je tombais ou si j'étais aspiré vers le haut, ou encore si j'étais immobile.

Je voyageais au sein des étoiles du firmament tout en entrant dans les moindres recoins et méandres de mon être et d'un nombre incalculable d'autres choses. Certaines d'entre elles emplissaient mon âme d'une joie sans limites, d'images pastorales et de rires aux célestes sonorités, à l'ombre des jeunes filles en fleur et de solides gaillards leur faisant la cour; d'autres, cependant, me causaient une incontrôlable frayeur à la vue de rapines innomables et déversaient, voire vomissaient en moi des paysages lugubres composés de landes ténébreuses, déchirées d'éclairs et de feu, tandis que de sinistres personnages, aux traits difformes et torturés, émettaient d'horribles grincements en s'esclaffant, en piaffant et en imitant par leurs danses obscènes des actes immondes qui hantent encore mes cauchemars d'amnésique, chaque soir au casino.

Je vis mille et mille guerres, et autant d'époques heureuses bénies de prospérité et de quiétude. Je vis des empires naître puis mourir, des hommes et des femmes s'aimer et s'entretuer, des mondes se former avant de se dissiper. Je vis tous les âges, et toutes les étoiles, et toutes les créatures dans leurs exotiques unicités; je vis l'univers en entier s'étirant sans fin, et je le vis se contracter jusqu'à n'être qu'un point, pour s'élancer à nouveau vers les néants pourtant irrésistibles l'instant d'avant. Je me vis, tel que j'étais, enfant curieux et désoeuvré, qui était au centre de son propre monde, et puis je me vis aussi minuscule que j'étais dans cette réalité sans bornes, aussi insignifiant et aussi vite oublié que tout le reste.

Puis il n'y eut rien, rien qu'un vide étrange, une obscurité qui celait néanmoins une présence si vaste qu'elle m'échappa d'abord. Tout s'était arrêté - le mouvement, le temps, ma respiration - mais je n'en éprouvais pas pour autant une quelconque sérénité. J'existais, mais rien d'autre ne m'apparaissait possible. J'étais ma propre limite. Alors que je ressassais ces idées stériles, sans le moindre espoir d'arriver à déchiffrer l'énigme de ma situation, j'éprouvai la désagréable sensation que l'on ressent sur la nuque lorsque l'on nous observe. Mais je n'avais ni nuque ni visage, et l'entité m'observait de partout alentour, me cernant de toutes parts jusqu'aux strates les plus profondes et secrètes de mon être. Elle examinait chacune de mes coutures et chaque fil infinitésimal dont j'étais tissé. À mon grand étonnement, je perçus - par quelle faculté, je n'en ai pas encore aujourd'hui la moindre idée - une sorte d'amusement, doublé d'une intense curiosité. Il me fallut quelques instants pour comprendre que j'étais en colère. Comment osait-on me considérer ainsi, comme un vulgaire jouet, comme... comme l'un de ces fauves capturé en quelque contrée lointaine et réduit à divertir les nobles gobiérnois à la foire annuelle, qui leur lançaient des pierres jusqu'à ce que mort s'ensuive?

L'entité s'esclaffa. Chaque fibre de mon âme éprouva durement ce rire, qui était comme un gigantesque coup de tonnerre détonnant en moi. Je compris que je n'étais qu'un maigre esquif ballotté par d'intemporelles et capricieuses lames, et que l'entité eût très bien pu être l'un de ces monstres marins qui ornaient les cartes de mon père. Petite chose, entendis-je mentalement, tu m'amuses. Tes fils sont épars, mais se mouillent en tant d'eaux!

Soudain, sans le moindre avertissement, l'entité, dont je ne savais si elle était bienveillante ou maléfique, me jeta loin d'elle, et je fus submergé par une vague de lassitude difficile à décrire. Je n'avais été qu'un vulgaire galet trouvé au hasard d'une promenade au bord de quelque cosmique rivière et j'avais été rejeté d'où je venais, sans malice ni scrupules, mais par ennui. Par ennui!

Je retrouvai mon corps et toutes ses perceptions d'un coup. La sensation de brûlure, complètement inattendue, me fit hoqueter de douleur. L'eau était bouillante et la lueur, toute proche. Puis il n'y eut plus d'eau du tout, et je tombai sur des braises encore ardentes. Je roulai hors de la cheminée en renversant une marmite à l'odeur infecte et je vis un homme corpulent de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux noirs en bataille et à la barbe poivre et sel hirsute, qui fumait un petit tube blanc tout en me regardant d'un regard exaspéré.

- Allons, gamin, ne reste pas là, relève-toi et viens ici, il faut traiter tes brûlures, dit-il d'un ton las.

- Qui êtes-vous? demandai-je malgré la douleur lancinante qui me déchirait l'épaule, et non sans une certaine dose de méfiance. Était-ce la créature qui m'avait examiné? Non, cela semblait somme toute peu probable. Cet homme avait le teint cendreux et son regard éteint ne me disait rien qui vaille.

L'homme secoua la tête puis leva les bras, à l'article du désespoir.

- Mais pourquoi posent-ils donc tous la même question en arrivant? marmonna-t-il plus pour lui-même que pour moi.

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, puis se ravisa en voyant mon air ahuri.

- Je suis Gourmol le Magicien, reprit-il d'un ton pompeux et ironique. Bienvenue à Bobignon, ou plutôt à ce qu'il en reste, grommela-t-il en allumant, d'un mouvement presque imperceptible de sa main gauche, un autre petit tube blanc qu'il se mit à fumer tranquillement.

2 commentaires:

  1. Au contact de l’eau glacée une vague de panique me submergea, mais je me ressaisis en apercevant la mystérieuse lueur au fond du puits. J’étais pris dans les mailles de son pouvoir de traction irrésistible et, bien que mes frêles membres fournissent un effort considérable, je nageais péniblement vers cet abysse inconnu. Cet exercice sembla réchauffer mon corps transi mais il m’apparut évident que c’était l’eau qui se réchauffait au fur et à mesure que je m’enfonçais vers l’abîme.

    Mon esprit épuisé et asphyxié m’aura-t-il abandonné quelques instants? Pourtant des souvenirs très précis de ce moment m’habitent encore. Ayant perdu tout repère, je ne saurais dire si je tombais alors ou si j’étais aspiré vers le haut, ou peut-être étais-je immobile. Ces sensations n’étaient toutes présentes à la fois que comme modalités d’un substrat matériel, tissage rudimentaire à laquelle ma conscience semblait attachée, force vide et éternelle dont la vastitude eût donné aux infinies étendues des mers du monde la grotesque apparence de l’appentis exigu du plus infâme bouge de la Basse-Ville de Gobières.

    D’un mouvement statique l’infini intemporel m’emplit et toutes les étoiles du firmament composèrent mon être. Mon âme englobait le méandre incommensurable de tous les recoins, demi-coins et pseudo-coins de l’univers. La trame des émotions fit vibrer ce fil infime, seuil de ma mémoire, d’une joie sans limites, d’images pastorales et de rires aux célestes éclats, à l’ombre des jeunes filles en fleur et de solides gaillards leur faisant la cour; puis une terreur sans nom, des forces anciennes tapies dans les interstices dimensionnels dont la simple évocation pouvait anéantir la quiétude d’un monastère entier, aux paysages lugubres et à la désolation déchirée par le feu purificateur d’une colère gigantesque portée par de sinistres monarques aux traits difformes et torturés, s’esclaffant en terribles grincements et jouissant devant le charnier de leur fantasme.

    Je vis mille et mille guerres, et autant d'époques heureuses bénies de prospérité et d’abondance. Je vis des empires naître puis mourir, des hommes et des femmes s'aimer et s'entretuer, des cellules se féconder et des étoiles exploser. Je vis tous les âges, et toutes les tempêtes, et chaque créature dans son exotique unicité mourir puis se décomposer pour nourrir la suivante; je vis la perpétuité s'étirant sans fin, mais identique à l’infinitésimal atome rencontre ultime de l’espace et du temps. Je vis la succession des instants telle une vague dans l’océan de ma conscience, séquence illusoire ou cycle éphèmère s'élançant vers le néant irrésistible. Je me vis, tel que j'étais, enfant curieux et désoeuvré, qui était au centre de son propre monde, et puis je me vis aussi minuscule que j'étais dans cette réalité sans bornes, aussi insignifiant et aussi vite oublié que tout le reste.

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  2. Puis plus rien. Une obscurité qui celait néanmoins une présence si vaste qu'elle m'échappa d'abord. Tout s'était arrêté - le mouvement, le temps, ma respiration - mais je n'en éprouvais pas pour autant une quelconque sérénité. J'existais, mais rien d'autre ne m'apparaissait possible. J'étais ma propre limite. Alors que je ressassais ces idées stériles, sans le moindre espoir d'arriver à déchiffrer l'énigme de ma situation, j'éprouvai la désagréable sensation que l'on ressent sur la nuque lorsque l'on nous observe. Mais je n'avais ni nuque ni visage, et l’on m'observait de partout à la fois, me cernant de toutes parts jusqu'aux strates les plus profondes et secrètes de mon être. On examinait chacune de mes coutures et chaque brin de l’étoffe de mon existence. À mon grand étonnement, je perçus - par quelle faculté, je n'en ai pas encore aujourd'hui la moindre idée - une sorte d'amusement, doublé d'une intense curiosité. Peu à peu, une colère m’envahit. Comment osait-on me considérer ainsi, comme un vulgaire phénomène, comme... comme ce lion capturé en quelque contrée lointaine et réduit à divertir les nobles gobiérnois à la foire annuelle, sautant dans un cerceau de métal sous le claquement du fouet impitoyable.

    L'entité s'esclaffa. Chaque fibre de mon âme éprouva durement ce rire, qui résonna comme un gigantesque coup de tonnerre détonnant en moi. Je compris que je n'étais qu'un maigre esquif ballotté par d'intemporelles et capricieuses lames, et que l'entité eût très bien pu être l'un de ces monstres marins qui ornaient les cartes de mon père. Petite chose, entendis-je mentalement, tu m'amuses. Tes fils sont épars, mais se mouillent en tant d'eaux!

    Soudain, sans le moindre avertissement, l'entité, dont je ne savais si elle était bienveillante ou maléfique, me jeta loin d'elle, et je fus submergé par une vague de lassitude difficile à décrire. Je n'avais été qu'un vulgaire galet trouvé au hasard d'une promenade au bord de quelque cosmique rivière et j'avais été rejeté d'où je venais, sans malice ni scrupules, mais par ennui. Par ennui!

    Je retrouvai mon corps et toutes ses perceptions d'un coup. La sensation de brûlure, complètement inattendue, me fit hoqueter de douleur. L'eau était bouillante et la lueur, toute proche. Puis il n'y eut plus d'eau du tout, et je tombai sur des braises encore ardentes. Je roulai hors de la cheminée en renversant une marmite à l'odeur rance et je vis un homme corpulent, tétragénaire aux cheveux noirs en bataille et à la barbe poivre et sel hirsute, qui fumait un petit tube blanc tout en me regardant d'un regard exaspéré.

    - Allons, gamin, ne reste pas là, relève-toi et viens ici, il faut traiter tes brûlures, dit-il d'un ton las.

    - Qui êtes-vous? demandai-je avec méfiance, malgré la douleur lancinante qui me déchirait l'épaule. Était-ce la créature qui m'avait examiné? Non, cela semblait somme toute peu probable. Cet homme avait le teint cendreux et son regard éteint ne me disait rien qui vaille.

    L'homme secoua la tête puis leva les bras, au comble du désespoir.

    Puis, tournant la tête comme pour s’adresser à un auditoire absent, il s’exclama:
    - Mais pourquoi posent-ils donc tous la même question en arrivant?

    Il sembla vouloir ajouter quelque chose, puis se ravisa en voyant mon air ahuri.

    Il gonfla le torse et, levant le menton il se présenta.

    - Je suis Gourmol le Magicien, dit-il d'un ton pompeux et ironique. Bienvenue à Bobignon, ou plutôt à ce qu'il en reste, grommela-t-il en allumant, d'un mouvement presque imperceptible de sa main gauche, un autre petit tube blanc qui se mit à fumer tranquillement.

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