Mon père envoya une missive nous annonçant qu'il prolongeait son voyage d'affaires. Il n'escompait pas être de retour avant un autre mois, voire deux. Une délégation diplomatique de la Sabotie, petit pays enclavé par les hauts sommets des Branucies, était arrivée à Chalutins-les-Bains, de l'autre coté de la péninsule, à peu près au même moment où Omblé s'y trouvait. Ces gens aux moeurs étranges et aux habits farfelus - la lettre comportait une longue description de leurs coutumes vestimentaires qui firent les délices de mon imaginaire fertile - s'étaient rarement aventurés hors de leurs frontières, qu'ils gardaient d'ailleurs jalousement (peu d'étrangers obtenaient l'autorisation de les franchir, et le voyage comportait d'innombrables périls, à ce qu'on en disait).
Les ambassadeurs sabotiens représentaient donc une double opportunité, puisqu'ils s'intéressaient grandement aux cartes de mon père, tout en étant une source intarissable d'informations géographiques et mythologiques nouvelles. Omblé se réjouissait d'avance de pouvoir orner ses futures cartes de créatures inédites, toutes plus incongrues les unes que les autres. Son enthousiasme crevait le fin vélin sur lequel sa lettre était soigneusement rédigée, et j'en éprouvai pour lui une grande joie, malgré les différends parfois âpres qui nous opposaient. Sa calligraphie s'élançait en courbes opulentes, les caractères jaillissant de leurs trajectoires attendues pour se métamorphoser en paraboles évocatrices qui osaient même, en certains endroits, se transmuter en festons dont la magnificence n'avait d'égale que leur audace; je décelai de surcroît dans sa signature, déjà d'ordinaire bien enguirlandée, une bonne demi-douzaine de fioritures subsidiaires qui ne m'étaient guère familières. Eussé-je été plus vieux, j'eusse pu aussi soupçonner quelque amourette avec une belle Sabotienne de la suite des ambassadeurs, mais je n'étais pas encore tout à fait en âge de songer à des aventures galantes.
La semaine suivante, Prépulle m'annonça qu'il prenait des vacances et qu'il serait absent tout le mois de septembre. Le sourire en coin qu'il arborait me fit froid dans le dos. Il savait - je ne saurais dire comment - que je pouvais le traquer. Moi qui m'étais cru le chat sur la piste d'une énorme souris, je me rendis soudain compte que les rôles étaient en fait inversés. Il se jouait de moi, m'embrouillait, et me mettait fort probablement sur de fausses pistes, au bon gré de sa fantaisie malodorante. Je tentai de n'en rien laisser paraître, mais ma mine déconfite dut lui en révéler bien plus que je ne l'eusse voulu, car il s'éloigna de moi en riant sous cape. Je ne puis dire lequel, du soulagement ou de l'accablement, l'emportait en moi à cet instant. Certes, je pourrais respirer plus librement et me nourrir convenablement au cours de cette trentaine, mais je perdais aussi la chance de découvrir à quel jeu jouait Prépulle. Il me faudrait redoubler de précautions et m'armer de patience. J'aurais un mois entier pour tenter de déceler les chemins qu'il empruntait dans le labyrinthe sous notre maison, et pour réfléchir à ce qu'il pouvait bien y comploter, bref pour le percer à jour.
Sa litière et son odeur, portée et supportée par vingt hommes choisis parmi les plus costauds de Gobières, déjà rouges d'effort après à peine quelques instants, ainsi qu'une bonne douzaine de groupes semblables, disposés à quelques toises de distance les uns des autres tout au long du chemin qui menait au port et qui s'apprêtaient, chacun à son tour, à relever ses prédécesseurs au bord de l'épuisement, sa litière et son odeur, disais-je donc, avaient à peine disparu sur le chemin pentu qui reliait notre villa à Gobières, que je me précipitai dans les souterrains. Je retournai aux endroits - carrefours, galeries, conduits, margelles, précipices et rotondes - où j'avais souvenance d'avoir perçu son horrible parfum, mais il ne me fallut que quelques brefs instants en chaque lieu pour constater qu'il avait, partout et irrémédiablement, effacé la moindre trace de sa présence. Mon estomac se détendit tandis que mes pensées se perdaient en conjectures. Pourquoi? Quand? Comment?
Je dus m'évanouir sous le choc, puis marcher dans un état semi-comateux durant un certain temps, car je m'éveillai dans une grande pièce aux nombreux stalactites et stalagmites, dont le plafond était invisible, et qui m'était totalement inconnue. En son centre se trouvait un puits rempli d'eau à ras bord. Une phosphorescence, dont l'origine m'échappait, me permit d'entrevoir mon visage hagard et vieilli, mes cheveux ébouriffés et mes traits creux. "Par les mille gibets de Gobières", songeai-je. Depuis combien de temps me trouvais-je dans le souterrain? Puis, cette image se dissipa, et l'eau du puits redevint obscure et insondable. À l'époque, et jusqu'à ce jour, je n'avais su expliquer cette vision subite d'un futur moi. Désormais, je sais qu'il s'agissait de mon apparence suite au naufrage, que me renvoyèrent les innombrables miroirs qui tapissaient le corridor à l'entrée du casino.
Revenu de la forte surprise et de l'effroi que m'avait causé cette apparition fantasmagorique, je sondai du regard la vaste salle dans laquelle je me trouvais. C'est alors que, du coin de l'oeil, j'entrevis une faible lueur vacillante tout au fond du puits. Pourtant, dès que j'y reportai mon regard, elle disparut aussi subitement qu'elle était apparue. Je décidai de tenter à nouveau l'expérience, et je promenai distraitement mon attention sur les distantes parois de l'immense pièce. À nouveau, je captai un fugace brasillement à la limite de mon champ de vision. Après plusieurs minute de cette singulière poursuite, je parvins à trouver l'endroit exact où j'étais en mesure de percevoir la mystérieuse coruscation. Au-delà de toute raison, il y avait bel et bien une flamme qui dansait tout au fond de ce puits pourtant rempli d'eau.
Je n'hésitai que quelques brefs instants avant de prendre ma décision. Je me déshabillai, ne conservant que mon caleçon de soie mordorée à motifs fantastiques, retint mon souffle puis plongeai dans l'eau glaciale. Je ne le savais pas encore, mais ma vie venait de basculer, car je venais, pour la première fois - et certes pas pour la dernière - d'entrer en contact avec la vieille Magie, celle-là même que nos prêtres et nos savants, du haut de leurs cathèdres et de leurs tribunes, s'efforçaient de nous faire oublier en cette époque de grands progrès spirituels et techniques.
Nous reçûmes une missive de mon père, nous expliquant que son retour allait être retardé d’un mois ou deux. Une délégation consulaire de la Sabotie, petite contrée enclavée par les sommets en dents-de-scie de la cordillère des Igoïnes, était arrivée à Chalutins-les-Bains, de l’autre côté de la péninsule. Omblé ne contenait pas son enthousiasme d’assister à cet évènement diplomatique rarissime. Il décrivait dans sa lettre les moeurs étranges et les habits farfelus des Sabotiens. Leur manière d’agencer leurs vêtements avec chaque repas, changeant parfois de vêtements entre les services, alimenta mon imaginaire fertile. Peut-être que la quantité de vêtements nécessaire à maintenir cette coutume et le défi logistique sous-jacent à transporter une telle garde-robe à travers pics et ravins expliquait la rareté de leur présence hors de leurs frontières, qu’ils gardaient jalousement par ailleurs.
RépondreEffacerLes ambassadeurs sabotiens représentaient donc une double opportunité. D’une part, puisqu'ils s'intéressaient grandement aux cartes de mon père, et d’autre part parce qu’ils étaient détenteurs d’informations géographiques et mythologiques inédites. Aucun explorateur n’avait, en effet, rapporté d’informations exhaustives à propos de cette région périlleuse. Omblé se réjouissait d'avance de pouvoir orner ses futures cartes de créatures exotiques, toutes plus incongrues les unes que les autres. Son enthousiasme crevait le fin vélin sur lequel sa lettre était soigneusement rédigée, et j'en éprouvai pour lui une grande joie, malgré les différends parfois âpres qui nous opposaient. Sa calligraphie s'élançait en courbes opulentes, les caractères jaillissant de leurs trajectoires attendues pour se métamorphoser en paraboles évocatrices qui osaient même, en certains endroits, se transmuter en festons dont la magnificence n'avait d'égale que leur audace; je décelai de surcroît dans sa signature, déjà d'ordinaire bien enguirlandée, une bonne demi-douzaine de fioritures subsidiaires qui ne m'étaient guère familières. Eussé-je été plus vieux, j'eusse pu aussi soupçonner quelque amourette avec une belle Sabotienne de la suite des ambassadeurs, mais je n'étais pas encore tout à fait en âge de songer à des aventures galantes.
La semaine suivante, Prépulle m'annonça qu'il partait en vacances pour tout le mois de septembre. Le sourire en coin qu'il arborait me fit froid dans le dos. Il savait - je ne saurais dire comment - que je pouvais le traquer. Moi qui m'étais cru le chat sur la piste d'une énorme souris, je me rendis soudain compte que les rôles étaient en fait inversés. Il se jouait de moi, m'embrouillait, et me mettait fort probablement sur de fausses pistes, au bon gré de sa fantaisie malodorante. Je tentai de n'en rien laisser paraître, mais ma mine déconfite dut lui en révéler bien plus que je ne l'eusse voulu, car il s'éloigna de moi en riant sous cape. Je ne puis dire lequel, du soulagement ou de l'accablement, l'emportait en moi à cet instant. Certes, je pourrais respirer plus librement et me nourrir convenablement au cours de cette trentaine, mais je perdais aussi la chance de découvrir à quel jeu jouait Prépulle. Il me faudrait redoubler de précautions et m'armer de patience. J'aurais un mois entier pour tenter de déceler les chemins qu'il empruntait dans le labyrinthe sous notre maison, et pour réfléchir à ce qu'il pouvait bien y comploter, bref pour le percer à jour.
Sa litière et ses effluves, supportées par vingt hommes choisis parmi les plus costauds de Gobières, s’estompaient au fur et à mesure que les porteurs épuisés étaient relevés par leurs remplaçants disposés à quelques toises de distance les uns des autres tout au long du chemin qui menait jusqu’au port. Dès que la procession malodorante eut disparu au bas de la côte pénétrant dans le quartier du port, je me précipitai dans les souterrains. Je retournai aux endroits - carrefours, galeries, conduits, margelles, précipices et rotondes - où j’avais souvenance d’avoir perçu son horrible parfum, mais il ne me fallut qu’une inspiration pour constater que les arômes de sa présence étaient, partout et irrémédiablement, disparus. Mon haut-le-coeur absent, mes pensées bondissaient en conjectures. Comment était-ce possible? En était-il responsable? Quand aurait-il pu faire cela?
RépondreEffacerCes réflexions durent me mettre dans une forme de transe puisque je marchai dans un état semi-comateux durant un certain temps, pour m’éveiller dans une grande pièce aux nombreux stalactites et stalagmites. Son plafond était invisible et en son centre se trouvait un puits rempli d'eau à ras bord. Une phosphorescence, dont l'origine m'échappait, me permit d'entrevoir mon visage hagard et vieilli, mes cheveux ébouriffés et mes traits creux. "Par les mille gibets de Gobières", songeai-je. Depuis combien de temps me trouvais-je dans le souterrain? Puis, cette image se dissipa, et l'eau du puits redevint obscure et insondable. À l'époque, et jusqu'à ce jour, je n'avais su expliquer cette vision subite d'un futur moi. Désormais, je sais qu'il s'agissait de mon apparence suite au naufrage, que me renvoient les innombrables miroirs qui ornent les corridors du casino.
Revenu de l'effroi que m'avait causé cette fantasmagorie, je sondai du regard la vaste salle dans laquelle je me trouvais. Une lueur vacillante capta mon attention. Elle semblait provenir du fond du puits. Pourtant, dès que j'y reportai mon regard, elle disparut aussi subitement qu'elle était apparue. Je décidai de tenter à nouveau l'expérience, et je promenai distraitement mon attention sur les distantes parois de l'immense pièce. À nouveau, je captai un fugace brasillement à la limite de mon champ de vision. Après plusieurs minutes de cette singulière poursuite, je parvins à trouver l'endroit exact où j'étais en mesure de percevoir la mystérieuse coruscation. Invraisemblablement, il y avait bel et bien une flamme qui dansait tout au fond de ce puits pourtant rempli d'eau.
Je n'hésitai que quelques brefs instants avant de me déshabiller, ne conservant que mon caleçon de soie mordorée aux motifs fabuleux, plonger dans l'eau glaciale. Je ne le savais pas encore, mais ma vie venait de basculer, car je venais, pour la première fois - et certes pas pour la dernière - d'entrer en contact avec la vieille Magie, celle-là même que nos prêtres et nos savants, du haut de leurs cathèdres et de leurs tribunes, s'efforçaient de nous faire oublier en cette époque de grands progrès spirituels et techniques.