samedi 26 mai 2018

2. Plongée dans le passé

La monotonie du casino - l'éternelle pénombre à l'intérieur, les petits bruits tout autant que les bruyantes exclamations des gagnants, les sonorités violentes des bagarres et des coups de pistolet, la sensation moelleuse des tapis sur mes pieds nus, les festins somptueux, la luxure effrénée dans les chambres à l'étage - ces éléments m'offraient une sorte de familiarité accablante, mais qui ne rimait à rien. Je m'assoupissais souvent aux tables de jeu, surtout dans les moments tranquilles, où je n'entendais qu'une ou deux balles siffler près de mon visage. Au moins, je pouvais jouer tout en laissant errer mon esprit. J'espérais avec ferveur que la mémoire me reviendrait, au hasard d'un détour inattendu de mes pensées.

Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que les premiers souvenirs n'émergeassent d'eux-mêmes de mes tréfonds inaccessibles. J'avais gagné une coquette somme déjà, et je fus soulagé de constater que ma stratégie portait ses fruits. La sensation de mes réminiscences n'était pas sans rappeler une démangeaison. Je m'efforçai de gratter tout autant que je le pus, et peu à peu le vernis qui m'interdisait à moi-même se détacha par à-coups, et il me fut loisible de lancer un regard curieux et inquiet vers mon passé perdu.

Je vis tout d'abord une grande pièce, bien aérée, aux murs lambrissés de motifs et de bas-reliefs d'une facture exceptionnelle. Des étagères en bois noir croulaient sous des masses de livres, de parchemins et de feuilles.  Le plancher de bois franc réfléchissait la lumière de cette belle après-midi, rendant la pièce chaleureuse. Au centre de la pièce, sur une moquette saphisienne qui devait bien valoir la rançon d'un roi, une table massive en chêne rouge captait l'attention, et un homme était penché dessus. Il tourna la tête et je tressaillis: c'était le visage barbu d'Omblé de Gobières. Mon père!

Il fronça ses épais sourcils et je vis la colère danser dans ses prunelles. «Saltrumon! Est-ce que tu m'écoutes? Cesse de laisser ton esprit vagabonder au loin!» À regret, je délaissai le magnifique panorama qui s'offrait à ma vue et qui faisait virevolter mon imagination. Notre maison était bâtie sur une falaise qui surplombait la mer et la ville de Gobières. De nombreux panaches de fumée montaient des artères commerciales, alors que les restaurants préparaient leurs fours pour le repas du soir. Parfois, un coup de vent nous apportait l'arôme entêtant d'un poisson en train de frire.

À contrecoeur, je m'approchai de la table. Les superbes cartes d'Omblé de Gobières jouissaient d'une renommée qui dépassait largement les frontières de la ville; des gens venaient de partout pour acquérir à prix d'or ces superbes documents ornés d'illustrations vives. La riche bibliothèque comprenait tous les grands auteurs antiques, dont certaines volumes très rares. Grâce à ces sources dignes de confiance, mon père pouvait tracer les cartes les plus belles et les plus précises qui fussent. Celle sur laquelle il travaillait n'en était qu'aux balbutiements, mais déjà les monstres nautiques et les contrées fabuleuses étaient esquissés au crayon de plomb.

Bien que j'appréciât la beauté des croquis de mon père, j'étais sans cesse attiré par ces pays lointains et ces animaux fantastiques. J'eusse préféré m'y rendre en personne. Je regardais souvent les goélands qui tournoyaient au-dessus du port, à la recherche de nourriture. Que j'eusse aimé être un oiseau, pour voler de par le monde, franchissant tous les obstacles avec l'aisance élégante des volatiles!

2 commentaires:

  1. La monotonie du casino - les lumières éclatantes de nuit comme de jour, les sons familiers des jeux divers et les cris d’exclamation des gagnants, le bruit sourd du corps de quelqu’un qui embrassait le pavé lorsqu’on l’expulsait en le jetant par la porte, la sensation moelleuse des tapis colorés sur mes pieds nus, les pièces montées de homards, de crabes, de crevettes géantes et d’une myriade de coquillages arrosées de champagne et de caviar, les voluptueuses obscénités qu’on pouvait admirer au spa sur la terrasse du dernier étage - ces éléments m'offraient une sorte de familiarité accablante, mais qui ne rimait à rien. Je m'assoupissais souvent aux tables de jeu, après avoir passé plusieurs heures ou jours (comment savoir?) à jouer sans répit. J’étais alors réveillé en sursaut lorsque ma montagne de jetons s’effondrait sur mon visage, et un gardien m’escortait jusqu’au sofa le plus près, me fournissant immédiatement café et whisky, afin que je puisse poursuivre le jeu ad infinitum. Au moins, cette activité s’effectuait automatiquement, mécaniquement, et je pouvais laisser errer mon esprit. J'espérais avec ferveur que la mémoire me reviendrait, au hasard d'un détour inattendu de mes pensées.

    Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que les premières bribes de souvenirs n'émergeassent d'elles-mêmes de mes tréfonds inaccessibles. J'avais déjà loué un petit coffre-fort afin d’entreposer mes gains considérables, et j’éprouvai un profond soulagement de voir que ma stratégie portait ses fruits. La sensation de ces réminiscences n'était pas sans rappeler une démangeaison agaçante que je m'efforçais de gratter tout autant que je le pus. Peu à peu, cette peau se fendit et la couche qui m'interdisait à moi-même laissa couler la mémoire comme des gouttes de sang. La satisfaction se mêlait à une douleur vive et il me fut loisible de lancer un regard curieux et inquiet vers mon passé perdu.

    Je vis tout d'abord une grande pièce, bien aérée, aux murs lambrissés de motifs et de bas-reliefs d'une facture exceptionnelle. Des étagères en bois noir croulaient sous des masses de livres, de parchemins et de feuilles. Le plancher de bois franc réfléchissait la lumière de ce bel après-midi, rendant la pièce claire et chaleureuse. Au centre de la pièce, sur une moquette saphisienne qui devait bien valoir la rançon d'un roi du désert, une table massive en chêne rouge captait l'attention, et un homme était penché dessus. Il tourna la tête et je tressaillis: c'était le long visage barbu d'Omblé de Gobières. Mon père!

    Il fronça ses épais sourcils et je vis la colère danser dans ses prunelles. «Saltrumon! Est-ce que tu m'écoutes? Quand arriveras-tu à dompter ton esprit sauvage!» À regret, je délaissai le magnifique panorama qui s'offrait à ma vue et qui faisait virevolter mon imagination. Notre maison était bâtie sur une falaise qui surplombait la mer et la ville de Gobières. De petites colonnes de fumée montaient des bâtiments du port, alors que les restaurants préparaient leurs fours pour le repas du soir. Parfois, un coup de vent nous apportait l'arôme entêtant d'un poisson en train de frire et quelques effluves des tonneaux de vin qu’on entâmait.

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  2. À contrecoeur, je m'approchai de la table. Les superbes cartes d'Omblé de Gobières jouissaient d'une renommée qui dépassait largement les frontières de l’horizon; des gens venaient de partout pour acquérir à prix d'or ces superbes documents ornés de gravures mythiques. La riche bibliothèque présentait tous les grands auteurs antiques, d’Empédocle à Festugière, dont certains volumes trouvaient leur unique exemplaire sur ces tablettes. Grâce à ces sources sûres, mon père pouvait tracer des cartes d’une finesse et d’une précision inégalées. Celle sur laquelle il travaillait n'en était qu'aux balbutiements, mais déjà les créatures merveilleuses et les monuments fabuleux y étaient esquissés au fusain.

    Bien que j'appréciasse les sublimes croquis de mon père, j'étais sans cesse incité à visiter ces pays lointains pour contempler ces animaux fantastiques. J'espérais de tout mon être pouvoir m'y rendre en personne. Je regardais souvent les goélands qui tournoyaient au-dessus du port, tenant dans leurs becs les restes d’une carcasse de poisson. Que j'eusse aimé être un oiseau, pour voler de par le monde, planant au-dessus de tous les obstacles avec l'aisance élégante des volatiles!

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