jeudi 11 février 2021

19. Persiennes de l'âme

Les semaines qui suivirent mon retour à la maison furent tout d'abord très déconcertantes. Au cours de mon voyage dans le multivers, quelque chose avait changé en moi: j'étais devenu un homme, de plusieurs façons. Bien entendu, j'avais vogué sur les flots de la volupté aux côtés de Flatulie, mais j'avais aussi eu à faire preuve de courage; j'étais parvenu à me hisser hors de Bobignon, cette immonde fosse gluante et malodorante. J'avais aussi affronté une créature innomable, impensable, hors de toute norme, et j'avais survécu. Je n'étais pas sans ressentir une certaine fierté lorsque, le soir, je m'endormais à repensant à mes aventures des derniers mois.

Toutefois, je devais à nouveau assumer mon rôle de fils, et qui plus est, de jeune garçon soumis à l'autorité d'un père sévère et d'un précepteur nauséabond. Certes, Omblé me traitait avec plus de prévenance qu'auparavant; je semblais avoir une existence plus que théorique dans la sphère de ses pensées, mais je crois qu'il s'inquiétait surtout, et qu'il avait la ferme intention de me garder à l'oeil. Prépulle, quant à lui, me gourmandait sur mes rêveries incessantes. J'étais incapable de me concentrer sur les matières qu'il enseignait, et pour une fois, son odeur écoeurante n'était pas en cause, enfin, pas totalement; et il semblait même en éprouver un certain ressentiment. Je compris que, loin de lui causer de la gêne ou la moindre honte, les émanations pestilentielles qu'il dégageait étaient pour lui une source de fierté profonde. Tout cela, bien entendu, s'éclaira davantage lorsque j'appris qu'il était le fils cadet d'un noble macérovien qui était l'un des plus grands exportateurs de choucroute au monde, mais j'anticipe.

Il était évidemment hors de question que je dormisse avec Flatulie. Même si notre connivence et notre concupiscence ne faisaient pas le moindre doute, toute la maisonnée fit semblant du contraire. On lui donna sa propre chambre, à l'autre bout de la maison. Je n'eus pas le moindre soupçon pendant les premières nuits; il aurait été saugrenu de penser que j'avais la moindre raison de m'inquiéter, étant donné que je les passais clandestinement dans ses bras, à constater qu'elle n'avait rien perdu de ses talents et de son ardeur. Pourtant, après quelques semaines, où le doux refuge de la première femme que j'eusse connu semblait le seul vestige de mon odyssée multiversienne qui demeurât palpable et moelleux, alors que déjà s'estompait mes souvenirs de Bobignon, Gourmol et Nusse, écrasés par la monotonie de journées ennuyeuses et pluvieuses d'un automne quelconque à Gobières, elle me refusa sa couche sans raison valable. 

Je n'eus alors plus la moindre quiétude. Le sommeil me fut interdit, et je passai mes nuits à revoir notre dernier baiser, ma dernière éjaculation monstrueuse dans sa bouche débordant de mes effusions d'amour et je retournais chaque instant, chaque couinement et chaque craquement d'une machoire portée au-delà de ses humaines limites encore et encore dans mon esprit torturé: qu'avais-je donc fait qui aurait pu causer ce revirement brusque et inattendu, alors que la nuit précédente nous étions encore unis jusqu'au bout de l'extase et de sa gorge?

La réponse fut le choc le plus terrible de toute ma jeune existence. Ce n'est pas que je n'eus pas été capable de la concevoir, de la prédire, de me la représenter jusque dans ses moindres détails, bien avant que je n'en tins la preuve irréfutable entre mes mains. Non, j'étais un cartographe, et l'étendue de mes pouvoirs imaginatifs m'avait permis de construire une représentation rigoureusement exacte, un quadrillé tridimensionnel de la situation qui aurait laissé même le roi des idiots retrouver son chemin les yeux fermés au beau milieu d'un blizzard. Non, je savais très bien à quoi m'attendre sans même avoir récolté le moindre indice. Évidemment, j'aurais dû être plus attentif, et admettre que j'étais bien un homme désormais, et que les hommes, les hommes, eh bien, ils font ce qu'ils font sans se soucier des autres hommes. Comment avais-je pu être aussi naïf et ne pas remarquer que cet autre bout de la maison, c'était celui où, évidemment, logeait aussi mon père, le soi-disant grand cartographe de l'âge classique Omblé de Gobières?

La nuit où je surpris Flatulie quittant l'antre de mon paternel, une chandelle à la main pour retrouver son chemin dans l'obscurité silencieuse d'une nuit trop calme, et que j'entrevis ce miroitement mat caractéristique à la commissure de ses lèvres, je chavirai et je fis naufrage sur les rives de la jalousie meurtrière. Je passai les journées, puis les semaines, qui suivirent à imaginer de quelle façon j'allais assassiner mon père pour lui reprendre ma femme: coup de couteau, poison, chute mortelle, explosion gastrique par ingestion d'une trop grande quantité de haricots issus de la réserve spéciale du prévôt de Sabotie... ce n'étaient pas les moyens qui manquaient, et mon imagination produisait chaque jour une nouvelle façon plus cruelle de mener à bien mon projet meurtrier. Parfois j'intervertissais l'ordre: d'abord mon père serait témoin de la mort à petit feu de Flatulie, d'autres fois, c'était elle qui le regarderait crever dans d'atroces souffrances.

Puis, tout cela n'eut plus la moindre importance, quand, plusieurs semaines plus tard, il devint évident que Flatulie était enceinte.

J'allais être père! Ou bien... j'aurais un demi-frère ou une demi-soeur.  Saurais-je jamais laquelle de ces deux possibilités constituerait la vérité? Étrangement, les deux perspectives s'étaient comme hissées hors du champ de ma jalousie, tout était pardonné à Flatulie et Omblé, et je me demandais bien ce que nous réservait l'avenir. Un petit être tout neuf allait venir dissiper la monotonie d'un hiver qui s'annonçait long et ennuyeux. La maison résonnerait de ses cris et de ses rires, et pour une fois mon père et moi aurions un but commun, n'est-ce pas?

Je n'aurais pas dû être surpris quand Flatulie fit ses bagages puis s'en alla sans même me dire adieu. Ce fut peut-être le coup que j'accusai le plus durement, et il me fallut de longues années pour apprécier la sagesse d'Omblé à ce moment-là. La présence de Flatulie dans notre maison faisait déjà scandale dans la société gobiéroise; sa grossesse ne manquerait pas de nous faire perdre toute légitimité auprès des nobles et des bourgeois, et nous dépendions d'eux pour les lucratifs contrats d'art illustratif de mon père, qu'on nommait encore erronément, à cette époque, cartographie.

2 commentaires:

  1. Les semaines qui suivirent mon retour à la maison furent tout d'abord très déconcertantes. Mon voyage dans le multivers m’avait transformé. Une certaine maturité, une expérience, quelques traumatismes, mon existence était désormais plus dense, plus pesante. Auparavant un jeune garçon insouciant et curieux, j’étais désormais devenu un homme. J’avais navigué les flots de la volupté aux côtés de Flatulie, j’avais affronté les affres de l’immonde fosse gluante et malodorante de Bobignon. J’avais même fait face à la mort incarnée dans une créature innommable qui m’avait effleuré telle la lame de la grande faucheuse, et j’avais survécu. Je savais, lorsque je me couchais le soir, que je pouvais être fier, qu’un jour, je pourrais raconter ces aventures à des enfants fascinés et ébahis de tant de prouesses formidables.
    Toutefois, je devais à nouveau assumer mon rôle de fils, et qui plus est, de jeune garçon soumis à l'autorité d'un père sévère et d'un précepteur nauséabond. Certes, Omblé me traitait avec une certaine prévenance; je semblais avoir une existence plus que contingente dans la sphère de ses pensées. Je crois qu'il s'inquiétait surtout, et qu'il n’avait que la ferme intention de me garder à l'oeil. Prépulle, quant à lui, me gourmandait sur mes rêveries incessantes. J'étais incapable de me concentrer sur les matières qu'il enseignait, et pour une fois, son odeur écoeurante n'était pas en cause, enfin, pas totalement; et il semblait même en éprouver un certain ressentiment. Je compris que, loin de lui causer de la gêne ou la moindre honte, les émanations pestilentielles qu'il dégageait étaient pour lui une source de fierté profonde. Cette constatation fut renforcée lorsque je remarquai qu’il arborait de manière ostentatoire un écusson portant les armoiries de sa famille, une dynastie macérovienne d’exportateurs de choucroute, reconnue mondialement pour l’intensité de ses procédés fermentaires.
    La possibilité que je puisse partager la chambre de Flatulie était complètement interdite. Bien qu’à chaque matin, j’argumentasse ma cause évidente d’être assez mature pour partager la couche de cette femme, mon père y opposait toujours une objection désobligeante. Je trouvais néanmoins le moyen de me faufiler chaque nuit qu’il me plaisait à ses côtés, et elle m’accueillait avec la plus charmante des tendresses.
    Je mis un certain temps à constater l’évolution dans l’attitude de Flatulie. Après qu’elle m’ait quelques fois gentiment refusé son confort, prétextant une vague fatigue, je dus à un certain point me rendre à l’évidence qu’elle semblait ne plus désirer mon intimité. Chaque matin, elle revenait à la table, aussi pimpante qu’elle savait le faire. À un certain point, toutefois, je remarquai une certaine connivence avec mon père qui me rendit immédiatement mal à l’aise. Bien que j’eus le privilège une ou deux fois, par la suite, de jouir de ses prouesses, je constatai rapidement que je devrais en faire mon deuil. De plus, quelque chose semblait se passer en elle.
    Les journées ennuyeuses et pluvieuses de Gobières s'enchaînaient et je retombais malgré moi dans la routine morose des classes de Prépulle. Je croisais à peine Flatulie à chaque repas et nos échanges de regards étaient froids et sans vie. Mes routines de masturbation avaient même évolué vers d’autres figures imaginaires, plus aguichantes. Je fus toutefois soudainement émoustillé par la poitrine de Flatulie qui avait apparemment gonflé. Je ne compris pas immédiatement ce qui se passait mais lorsque je remarquai par la suite son ventre s’avancer sur sa frêle silhouette, le phénomène m’apparut. Elle était enceinte!

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  2. La suite se déroula de manière confuse. Mon père sembla réaliser en même temps que moi la situation préoccupante. Flatulie, consciente de devoir adresser la chose, choisit la fuite. Avant même que je puisse confronter mon père au sujet de la paternité de l’enfant que portait Flatulie, car je savais bien qu’il avait également partagé ses semences au sein de ma belle, elle disparut. Un matin, au déjeuner, sa chaise resta vide et nous nous regardâmes pendant un bonne demi-heure, avant de réagir.
    Dans une solide complicité génétique, mon père et moi nous entendîmes sur un plan pour la retrouver. Nous n’eurent pas besoin de mentionner la motivation profonde qui alimentait notre désir de ne pas perdre sa trace. L’évident impératif physiologique de ramener la porteuse de nos gènes parmi nous se dressait par delà tout autre préoccupation.
    Omblé me convia alors dans son bureau, lieu austère et merveilleux, pour me confier une responsabilité inestimable. Évidemment, la progéniture disparue était soit son fils, soit son petit-fils. D’une manière comme de l’autre, elle valait plus que tout au monde. D’un air solennel, il me tendit alors sa carte détaillée de Gobière, une carte inédite où on pouvait distinguer la moindre ruelle, le moindre racoin, parsemée de ratures et de corrections. Je sus au premier coup d'œil qu’il n’existait qu’un seul exemplaire de cette carte. Il venait de me remettre un objet sacré!
    J’acceptai la mission avec toute la prestance que je pus démontrer, et qui sembla satisfaire mon père. Je partis avec la carte roulée sous mon bras retrouver la porteuse de notre descendance.
    Bien que la mission comporta une certaine urgence, je ne pus faire autrement que de m’attarder à étudier le manuscrit incroyable qui m’avait été remis. La facture impeccable de mon père était parfaitement reconnaissable. Les routes étaient tracées avec une minutie extraordinaire et l’échelle de grandeurs était toujours rigoureusement respectée. Les chemins obscurs n’ayant aucun nom officiel étaient toujours soigneusement indexés et le système taxonomique était intuitif et facilement reconnaissable. Je me demandais bien pourquoi le maire de Gobière n’avait pas déjà mis mon père en charge de la tenue géographique complète du territoire!
    Mon enquête me mena bien évidemment jusqu’au port, où des matelots reputs m’indiquèrent qu’une femme aucunement préoccupée de porter leur enfant, car déjà engrossée, leur avait soutiré un passage sur un navire qui quittait le lendemain à l’aube. Je réussis à me faufiler sur le vaisseau, et je retrouvai Flatulie, ébahie, juste comme le bateau levait l’ancre.

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23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...