Je n'avais évidemment pas la moindre idée de ce que je venais d'énoncer, de l'énormité inconcevable de ce propos tenu par le pauvre gamin que j'étais, le propos d'un enfant innocent et égaré en un monde qui n'était pas le sien, au bord du désespoir. Ma passion, je le savais déjà avant de me retrouver dans cette désagréable posture que l'on nomme égarement, serait toute ma vie durant la cartographie. Mon esprit était ainsi fait, et rien ne changerait l'indubitabilité de cette ferveur. On conçoit donc aisément (et on me le pardonnera d'autant plus facilement) que je n'eusse pas pris la peine d'ornementer ma question de fioritures en apparence superflues, mais ô combien nécessaires pour préparer mon interlocuteur à la considérer avec probité, voire avec la moindre parcelle d'équanimité.
Évidemment, certaines leçons sont apprises à la dure; la vie est une rude maîtresse. Ce ne fut que trois semaines plus tard que Gourmol reprit connaissance, après l'accès incontrôlable de rire qui avait failli lui coûter la vie. J'étais demeuré à son chevet tout ce temps, car d'une part, je me sentais en bonne partie responsable du coma hilaritique qui l'affligeait, et d'autre part, il constituait fort probablement mon seul espoir de retrouver un jour une voie vers mon monde. Il avait beaucoup maigri durant sa longue convalescence. Puis, un soir que je le veillais, avant même qu'il n'ouvrît les yeux, je vis les doigts de se main gauche se crisper en un geste qui m'était fort familier. Une cigarette apparut et il la porta à ses lèvres, en tira une longue bouffée - qui devint même à un certain point obscène - puis il en fuma une deuxième, une troisième, enfin, après avoir fumé une bonne douzaine de cigarettes, il ouvrit enfin les yeux et me regarda d'un air ébahi. Avant de repartir à rire; mais j'avais prévu le coup. Je le piquai avec un tison et la douleur, suivie de la colère, suffirent à lui permettre de garder contenance. Je ne savais que trop bien que son corps ne serait pas apte à supporter une autre crise hilaritique.
La prochaine action de Gourmol le Magicien fut d'émettre une longue flatulence sonore et malodorante. Le plus intéressant, c'est que tout l'épisode, que je m'efforçais de replacer dans ma mémoire après une soirée ennuyeuse au casino, m'est revenu en bloc du moment que je me suis souvenu de l'odeur fétide qui avait symbolisé le retour à la vie du vieil homme et la renaissance de mon espoir. Cela fait plusieurs heures que je retourne cette idée dans ma tête en jouant distraitement à la roulette. Les odeurs semblent jouer un rôle clé dans ma remmémoration, et il est tout à fait singulier que le casino, ce lieu étrange où je suis, il faut l'admettre, emprisonné depuis le naufrage, n'en comporte aucune, excepté ce bref instant où je croyais avoir décelé l'émanation toxique de Prépulle. Avant et depuis, rien de rien.
N'est-il pas étrange pour l'amnésique que je suis, qui reconstruit sa mémoire à l'aide de souvenirs d'effluves, de se trouver en un endroit qui en est dépourvu? Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Je ne peux me résigner à croire qu'il s'agisse d'une simple coïncidence. Tente-t-on sciemment d'empêcher que je me rappelle ma vie? Aurais-je la moindre chance de rebâtir ces bribes de mon existence si toutes ces puanteurs ne l'avaient autant dominée? Ici, même la nourriture ne dégage aucun parfum. Elle est certes salée ou sucrée, mais ce n'est qu'en mangeant mon dernier repas que je me suis rendu compte de ce fait accablant. Ou encore, se pourrait-il que, lors du naufrage, mon odorat ait été détruit ou irrémédiablement endommagé, et que cela empêche ma mémoire de fonctionner convenablement?
Je n'avais pas la moindre idée de ce que je venais candidement d'énoncer, de l'énormité inconcevable de cette proposition. Le pauvre gamin que j'étais, égaré en un monde qui n'était pas le sien, exprimait pourtant sa passion la plus profonde. Désespéré et dans un état d’égarement total, je savais néanmoins que la cartographie serait ce qui orienterait toute mon existence. Telle était la disposition de mon esprit, et l’indubitabilité de cette ferveur guiderait à jamais ma route.
RépondreEffacerC’est ainsi que devant cette franchise brute et maladroite, la vie me servit l’une des leçons les plus dures que j’aie vécue. Prépulle était un maître infecte, mais la vie est une maîtresse impitoyable. Mon innocence m’avait gardé d’enjoliver ma déclaration de préambulles et d’ornements qui eussent pu la rendre plus digeste, servir d’hors-d’oeuvre à mon interlocuteur, si l’on puit dire, afin qu’il soit à même sinon d’avaler, au moins de mastiquer un brin ce que je luis servis. Mais voilà, le morceau ne passa pas. Gourmol éclata d’un rire incontrôlable, un rire qui se confondait ici avec un émoi pathétique, là avec un étouffement asthmatique, mais toujours s’amplifiant jusqu’à ce qu’il s’effondre exténué, évanoui, apoplectique.
Je fus tout d’abord pris d’un affolement qui, additionné à ma confusion latente, me fit tourner sur moi-même au moins vingt-trois fois. Lorsque, complètement étourdi, je perdis l’équilibre, je tombai juste à côté de Gourmol et mon esprit s’arrêta, vide et silencieux. La fraction de seconde que dura cette quiétude suffit à réactiver mon sens pragmatique. L’équation était simple: soit mon hôte dans ce monde inconnu était mort et j’étais damné à tout jamais, soit il était toujours vivant et un espoir subsistait.
Je me souvins de cette leçon macabre que Prépulle m’avait donné, lors du décès de mon arrière-grande-tante Calnémone. Il avait alors jugé pertinent de m’enseigner la manière de distinguer un cadavre d’un corps simplement évanoui. Cette démonstration, comme bien d’autres d’ailleurs, m’avait laissé une empreinte olfactive, si caractéristique de cet instructeur fétide. En effet, il m’avait appris qu’il suffisait de s’assurer qu’un souffle était toujours exhalé de la bouche de la dépouille à examiner. Pour ce faire, il m’avait premièrement enjoint à poser ma main devant son orifice buccal afin que je puisse constater la sensation de l’air sur ma peau. Espérant que cela terminerait le cours, je plaçai ma main devant cette cavité malodorante, sachant que les relents de son haleine immonde resteraient fixés à ma peau plusieurs jours. Voyant que j’avais acquiescé de mon apprentissage, comme si je ne savais pas ce qu’était un souffle sur une main, il surenchérit dans la leçon: “ Si la sensation du souffle de la victime ne se fait pas sentir, ça ne veut pas dire qu’il est décédé! s’exclama-t-il de sa voix aiguë. Peut-être son métabolisme est-il si ralenti que seul ton nez ne pourra en percevoir l’exhalaison!” Je crus être dans un cauchemar! Prépulle me faisait mettre mon nez devant sa bouche? J’eus immédiatement un haut-le-coeur. Prépulle, habitué, me tendit une poubelle au cas où je devrais régurgiter, mais habitué moi aussi, je ravalai la petite gorgée de bile qui était remontée. Ai-je vraiment besoin de raconter que je ne pus ravaler la seconde éructation qui me secoua lorsque je faillis à retenir mon souffle assez longtemps devant la puissante effluve que Prépulle m’expulsa directement dans les narines?
Heureusement que cette leçon pénible avait laissé sa marque indélébile en moi, et je sus constater l’infime souffle de vie qui soutenait toujours Gourmol. Je passai les premières heures à agiter doucement son bras ou sa poitrine, tout en vérifiant à chaque quelques minutes que la vie ne s’était pas échappée de ce corps frêle mais étrangement solide. Ensuite je me résolus à appeler son nom de plus en plus fort, jusqu’à ce que je me décide à crier, puis à chercher des objets pour m’aider à être le plus bruyant possible. Peine perdue. Gourmol ne bougeait pas d’un poil. Drôlement, tout ce vacarme attira le chat Nusse qui vint se frotter sur son visage en ronronnant. Il se coucha en petite boule sur sa poitrine et je dus bien me rendre à l’évidence qu’il arborait la meilleure attitude possible en ces circonstances: apprécier ce que cette situation pouvait offrir.
RépondreEffacerJe passai mentalement en revue les circonstances incroyables de ma présence ici. Cette activité me donna le vertige et je réalisai que je n’avais pas mangé depuis très longtemps. Combien de temps s’était-il passé depuis que j’étais arrivé ici? Dehors, par les fenêtres, ne filtrait aucun changement de luminosité. Était-on la nuit ou le jour? Je me mis machinalement à parcourir la pièce à la recherche de nourriture. Je trouvai divers pots, tous remplis de différentes sortes d’herbes et de tabac. J’ouvris une armoire, dans un coin, et j’y trouvai un sac de papier à l’aspect graisseux. Je l’ouvris et y découvris avec un mélange de triomphe et d’écoeurement six petits filets de poisson séché. Leur arôme était âcre mais rien n’indiquait qu’ils étaient impropres à la consommation. Je tentai une bouchée et tout mon visage se ratatina au contact de ce goût de sel et de fumée. En fait, il n’y subsistait qu’un infinitésimal fumet vaguement ichtyologique mais j’avais clairement l’impression de croquer un morceau de charbon salé. Ma faim me permit de terminer un premier morceau, mais il me fut impossible d’en entamer un second sans quelque chose à boire. Je refis le tour de l’espace que j’avais décidé d’appeler “la cuisine” et je trouvai dans une armoire sous le comptoir quelques bouteilles poussiéreuses. Je décidai d’essayer celle qui était encore bouchée, me disant qu’elle n’avait peut-être pas été contaminée par la puanteur ambiante. La portant à ma bouche sans respirer, de peur que son odeur ne m’empêche d’en avaler une gorgée, j’en engloutis deux grosse lampées. Une saveur herbacée envahit ma bouche et monta jusque dans mes narines. Une sensation de chaleur m’envahit, un feu embrasa ma gorge et une bouffée de fièvre monta jusqu’à la racine de mes cheveux. Je fus immédiatement pris d’une sensation de bien-être absurde et une nausée me prit, comme lorsque j’avais été en bâteau sur une mer agitée. Sans réfléchir, je repris quelques grandes gorgées et quelques instants plus tard, je gisais par terre, succombant au premier coma éthylique de ma jeune existence.
Les poils de Nusse me chatouillant le visage me réveillèrent. J’avais la bouche sèche et un brûlement d’estomac. Je regardai autour de moi et je ne reconnus pas immédiatement l’endroit où j’étais. La brume se dissipa tranquillement de mon esprit, et un serrement d’angoisse à la poitrine me fit oublier mes autres sensations. Je n’eus pas le temps de sombrer dans l’anxiété conséquente à l’inéluctable funeste de ma situation car Nusse interagissait de manière très insistante avec moi. Il se frottait sur mon visage, marchait sur ma poitrine, partait dans une direction, revenait, me poussait la joue avec son nez froid. J’avais vraiment l’impression qu’il voulait me montrer quelque chose. Je me mis à quatre pattes, incapable de me tenir debout, et je suivis le chat tranquillement. Il me semblait patient, marchant quelques pas, puis se posant quelques instants pour se lécher la patte, avant de repartir dans la même direction. Il m’amena dans un coin de la pièce que je n’avais pas encore aperçu, et qui ouvrait sur une sorte de placard. Là, il commença à gratter sur une grande amphore et je compris qu’il fallait que je l’ouvre. Je débouchai le grand bouchon de liège et constatai qu’elle était à moitié remplie d’un liquide peu odorant. J’en essayai une gorgée et tout mon corps fut parcouru d’un frisson de soulagement. Quoique n’étant pas de l’eau pure, ce liquide était parfaitement rafraîchissant. Nusse s’en alla gratter sur une caisse de bois posée un peu plus loin et j’y trouvai plusieurs victuailles presque appétissantes: des croûtons, quelques topinambours séchés, des okras marinés dans l’huile, des petits oeufs dans le vinaigre ainsi qu’un autre sachet des poissons séchés auxquels j’avais déjà goûté. J’aurais là de quoi tenir un certain temps.
RépondreEffacerJe n’étais donc plus dans une situation critique. J’avais de quoi me nourrir et m’hydrater. Je ne croyais tout de même pas être en mesure d’améliorer quoi que ce soit à ma situation sans l’aide de Gourmol. Je resterais à son chevet jusqu’à ce qu’il reprenne conscience ou… non. Je ne voulais pas penser à une autre option. Fondamentalement, j’avais l’intuition, ou la folle espérance, qu’il reprendrait conscience et qu’il pourrait m’aider à retourner chez moi. En attendant, par contre, je devrais essayer de m’occuper un peu. Je me fis donc une routine de vérifier ses signes vitaux environ toutes les quelques heures. Entretemps, j’allai consulter sa bibliothèque. Je la trouvai beaucoup plus organisée qu’elle ne me l’avait semblé au premier coup d’oeil.
Une section complète était dédiée à des ouvrages sur les cuves: leur entretien, leur usage, les différents matériaux dans lesquels elles pouvaient être construites. Une section portait évidemment sur les dimensions du multivers (je reconnus ce mot que j’avais mal compris la première fois), la manière de les compter, et plusieurs volumes portaient en fait sur les différents systèmes mathématiques pouvant exprimer les calculs servant à déterminer le rang d’une dimension par rapport à une autre. Je passai peu de temps sur ces volumes, les trouvant beaucoup trop arides. D’autres ouvrages comportant un niveau mathématique assez complexe retinrent pourtant mon attention: ils portaient sur les différents jeux de hasards et les manières de jouer leurs probabilités à notre avantage. Je passai plusieurs jours à absorber l’information que ces traités contenaient. Je m’intéressai également aux traités qui portaient sur les différentes macérations, mais je laissai de côté ceux qui traitaient spécifiquement de l’équarrissage. Parmi les autres sujets qu’on pouvait trouver dans les livres de Gourmol se trouvaient: la maçonnerie et la construction de tours, la flottaison des plaques, l’horlogerie, divers traités sur le consentement et les manières d’agir sans qu’il soit donné au préalable, particulièrement dans les situations où une promiscuité accentuée coïncidait avec une pulsion libidinale soutenue (je sentis que ces traités ne convenaient pas vraiment à un garçon de mon âge), plusieurs bandes dessinées où le héros appliquait les préceptes des traités décrits précédemment, et même quelques livres de recette de pâtisserie.
RépondreEffacerCe ne fut que trois semaines plus tard que Gourmol reprit connaissance. Juste comme je terminais un ouvrage passionnant décrivant les différentes manières de détecter un cours d’eau souterrain, j’aperçus les doigts de sa main gauche remuer. Ils se plièrent et se déplièrent quelques fois et se portant à ses lèvres, j’y vu apparaître une cigarette qui s’alluma toute seule. Il en tira une bouffée pendant au moins une minute. Je vis la cigarette brûler en entier et un gigantesque nuage sembla s’exhaler de tous les orifices de sa tête. Il ouvrit les yeux et me regarda d’un air ébahi. Je vis le coin de ses lèvre se relever mais avant qu’il ne puisse repartir à rire, je lui lançai mon livre au visage. Je ne pouvais pas risquer qu’il ne sombre à nouveau dans ce coma hilaritique! Son air se changea immédiatement en colère. Voilà qui était beaucoup plus sécuritaire! Il leva les bras et ouvrit la bouche avec un air menaçant, mais il réalisa aussitôt qu’il était beaucoup trop faible pour une telle décharge émotive. Il se laissa donc aller à une longue flatulence sonore et malodorante.
Tout cet épisode, que je m'efforçais de replacer dans ma mémoire après une soirée ennuyeuse au casino, m'est revenu en bloc du moment que je me suis souvenu de l'odeur fétide qui avait symbolisé le retour à la vie du vieil homme et la renaissance de mon espoir. Cela fait plusieurs heures que je retourne cette idée dans ma tête en jouant distraitement à la roulette. Les odeurs semblent jouer un rôle clé dans ma remémoration, et il est tout à fait singulier que le casino, ce lieu étrange où je suis, il faut l'admettre, emprisonné depuis le naufrage, n'en comporte aucune, excepté ce bref instant où je croyais avoir décelé l'émanation toxique de Prépulle. Avant et depuis, rien de rien.
RépondreEffacerN'est-il pas étrange pour l'amnésique que je suis, qui reconstruit sa mémoire à l'aide de souvenirs d'effluves, de se trouver en un endroit qui en est dépourvu? Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Je ne peux me résigner à croire qu'il s'agisse d'une simple coïncidence. Tente-t-on sciemment d'empêcher que je me souvienne de ma vie? Aurais-je la moindre chance de rebâtir ces bribes de mon existence si toutes ces puanteurs ne l'avaient autant dominée? Ici, même la nourriture ne dégage aucun parfum. Elle est certes salée ou sucrée, mais ce n'est qu'en mangeant mon dernier repas que je me suis rendu compte de ce fait accablant. Ou encore, se pourrait-il que, lors du naufrage, mon odorat ait été détruit ou irrémédiablement endommagé, et que cela empêche ma mémoire de fonctionner convenablement?