dimanche 13 janvier 2019

7. Dimensions

L'odeur âcre du tabac s'épanchait à travers la grande salle dans laquelle je me trouvais. Bien que mes narines protestassent, je pressentais qu'en-deça de celle-ci se dissimulaient des puanteurs innomables et qu'il était préférable de ne point percevoir. Gourmol le Magicien patientait en fumant tranquillement. Je m'approchai de lui tout en examinant la pièce attentivement.

Des murs de pierre suintait une sorte de liquide visqueux, ici brunâtre et là verdâtre. À l'origine, cette grande maison devait être magnifique. Le bois pourri des étagères croulant sous les livres et les parchemins avait dû être de très bonne facture. Les tapis et les tentures affadis qui recouvraient le sol et les murs témoignaient des moyens considérables de leur propriétaire, mais leurs couleurs tiraient désormais vers l'ocre et le marron.

Lorsque j'arrivai à côté de lui, Gourmol posa sa main gauche sur mon épaule meurtrie. J'eus un bref mouvement de recul, mais une vague de chaleur et de bien-être me submergea et je ne résistai plus. L'instant d'après, la profonde brûlure avait disparu et je ne ressentais plus qu'un vague engourdissement.

- Voilà, c'est guéri, dit le Magicien. Fais gaffe la prochaine fois que tu emprunteras un conduit. On ne sait jamais ce qui nous attend de l'autre côté.

- Un... conduit?

- D'où arrives-tu, petit?

- De Gobières.

- Gobières? Connais pas. Combien de lunes y a-t-il la nuit chez toi?

- Combien de lunes? Mais une seule! répondis-je d'un ton indigné. À quel jeu jouait cet homme étrange?L'affolement ne me gagna pas immédiatement. Il me fallut d'abord comprendre les implications de ce qu'il venait de dire, puis passer par toute une gamme de divers degrés d'incrédulité, de déni et de colère avant de me précipiter à l'extérieur de sa demeure.

Il faisait presque nuit et un brouillard poisseux rendait indistincte la ville où je me trouvais. Je levai la tête.

Il y avait trois lunes dans le ciel nocturne.

La panique m'étreignit funestement. Je voulus m'enfuir en hurlant, mais j'étais paralysé. Je demeurai là, hébété, sur le seuil de la maison de Gourmol, pendant d'interminables instants. Comment était-ce possible? Il n'y avait qu'une seule lune. Il devait s'agir d'un effet d'optique, une sorte d'illusion. Ou peut-être m'avait-on drogué? Étais-je inconscient, dans les tunnels sous ma demeure, à Gobières? Oui, certainement, j'avais dû glisser et me cogner la tête. Et pourtant... et pourtant, tout semblait si réel. L'odeur, surtout, était à la limite de ce qui était humainement supportable.

Alors que je me tenais là, un chat noir vint se frotter sur mes jambes. Sans trop y penser, je le grattai derrière l'oreille. Il était d'une propeté impeccable, contrairement à tout le reste en ces lieux damnés. Il miaula et me regarda. Il y avait une lueur d'intelligence impossible dans son regard. Enfin, je me résignai et fis demi-tour. Gourmol s'était allumé une autre cigarette et il n'avait pas bougé d'un poil.

- Tiens, je vois que tu as fait connaissance avec mon chat Anuce. Il est adorable n'est-ce pas?

- Où suis-je? demandai-je d'un ton suppliant, au bord des larmes.

- Tu n'es pas le premier à avoir cette réaction, fit-il en hochant la tête. J'ai dû abattre des guerriers endurcis qui avaient complètement perdu la tête. Tu es solide, mon gars! Les conduits font fi de l'espace et du temps et il faut un bon moment - pour ceux qui ne sombrent pas dans la folie - avant que le cerveau puisse accepter leur réalité. En toute honnêteté, je ne peux pas répondre à ta question. Je n'ai pas encore compris exactement la nature des conduits, ni en quoi ils sont reliés à mon problème.

- Votre problème?

- C'est une longue histoire. Je suis - ou plutôt, j'étais - le Magicien attitré de la cour de Bobignon. Le plus puissant dans tout le royaume! ajouta-t-il avec une ironie douloureuse. Disons seulement que la reine voulait un nouveau coffre de voyage. J'ai eu la brillante idée de lui en offrir un qui possédât une capacité supplémentaire à son volume réel, et...

- Volume réel? demandai-je, confus. Rien de ce qu'il disait n'avait de sens pour moi, mais ma curiosité était plus forte que tout et elle avait fini par reprendre le dessus sur les autres sentiments qui déferlaient en moi et que je préférais entasser dans un recoin obscur de mon esprit. J'avais mille et une questions que je brûlais de lui poser et il m'était très difficile de l'écouter parler sans lui demander des précisions.

- L'espace que tu connais possède trois dimensions, mais il en existe un nombre incalculable, bien au-delà de ce que nous pouvons imaginer. En ajoutant certaines d'entre elles à un coffre, on peut en augmenter le volume intérieur sans qu'il prenne plus de place dans les trois dimensions qui nous sont familières. Mais une erreur s'est glissée dans mes formules et j'ai... brisé quelque chose, conclut-il.

- Ne pouvez-pas réparer ce que vous avez brisé?

- Pour cela, mon garçon, il faudrait que je sache exactement ce que j'ai brisé. Mais je n'en ai pas la moindre idée, ajouta-t-il en faisant apparaître une autre cigarette.

- Est-ce que je peux retourner chez moi? demandai-je d'une toute petite voix, soudainement incapable de contenir plus longtemps le désespoir qui m'accablait et qui venait de reprendre le dessus sur ma curiosité. Est-ce qu'on pourrait ôter les braises et vous pourriez m'aider à grimper dans votre cheminée?

- Cela ne servirait à rien, gamin. Tout ce que je sais indubitablement, c'est que le conduit que tu as emprunté est à sens unique. Il faudrait que tu trouves un autre conduit qui retourne vers ta dimens... euh... chez toi.


23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...