L'odeur âcre du tabac s'épanchait à travers la grande salle dans
laquelle je me trouvais. Bien que mes narines protestassent, je
pressentais qu'en-deça de celle-ci se dissimulaient des puanteurs
innomables et qu'il était préférable de ne point percevoir. Gourmol le
Magicien patientait en fumant tranquillement. Je m'approchai de lui tout
en examinant la pièce attentivement.
Des murs de
pierre suintait une sorte de liquide visqueux, ici brunâtre et là
verdâtre. À l'origine, cette grande maison devait être magnifique. Le
bois pourri des étagères croulant sous les livres et les parchemins
avait dû être de très bonne facture. Les tapis et les tentures affadis
qui recouvraient le sol et les murs témoignaient des moyens
considérables de leur propriétaire, mais leurs couleurs tiraient
désormais vers l'ocre et le marron.
Lorsque j'arrivai à
côté de lui, Gourmol posa sa main gauche sur mon épaule meurtrie. J'eus
un bref mouvement de recul, mais une vague de chaleur et de bien-être
me submergea et je ne résistai plus. L'instant d'après, la profonde
brûlure avait disparu et je ne ressentais plus qu'un vague
engourdissement.
- Voilà, c'est guéri, dit le Magicien.
Fais gaffe la prochaine fois que tu emprunteras un conduit. On ne sait
jamais ce qui nous attend de l'autre côté.
- Un... conduit?
- D'où arrives-tu, petit?
- De Gobières.
- Gobières? Connais pas. Combien de lunes y a-t-il la nuit chez toi?
-
Combien de lunes? Mais une seule! répondis-je d'un ton indigné. À quel
jeu jouait cet homme étrange?L'affolement ne me gagna pas immédiatement.
Il me fallut d'abord comprendre les implications de ce qu'il venait de
dire, puis passer par toute une gamme de divers degrés d'incrédulité, de
déni et de colère avant de me précipiter à l'extérieur de sa demeure.
Il faisait presque nuit et un brouillard poisseux rendait indistincte la ville où je me trouvais. Je levai la tête.
Il y avait trois lunes dans le ciel nocturne.
La
panique m'étreignit funestement. Je voulus m'enfuir en hurlant, mais
j'étais paralysé. Je demeurai là, hébété, sur le seuil de la maison de
Gourmol, pendant d'interminables instants. Comment était-ce possible? Il
n'y avait qu'une seule lune. Il devait s'agir d'un effet d'optique, une
sorte d'illusion. Ou peut-être m'avait-on drogué? Étais-je inconscient,
dans les tunnels sous ma demeure, à Gobières? Oui, certainement,
j'avais dû glisser et me cogner la tête. Et pourtant... et pourtant,
tout semblait si réel. L'odeur, surtout, était à la limite de ce qui
était humainement supportable.
Alors que je me tenais
là, un chat noir vint se frotter sur mes jambes. Sans trop y penser, je
le grattai derrière l'oreille. Il était d'une propeté impeccable,
contrairement à tout le reste en ces lieux damnés. Il miaula et me
regarda. Il y avait une lueur d'intelligence impossible dans son regard.
Enfin, je me résignai et fis demi-tour. Gourmol s'était allumé une
autre cigarette et il n'avait pas bougé d'un poil.
- Tiens, je vois que tu as fait connaissance avec mon chat Anuce. Il est adorable n'est-ce pas?
- Où suis-je? demandai-je d'un ton suppliant, au bord des larmes.
-
Tu n'es pas le premier à avoir cette réaction, fit-il en hochant la
tête. J'ai dû abattre des guerriers endurcis qui avaient complètement
perdu la tête. Tu es solide, mon gars! Les conduits font fi de l'espace
et du temps et il faut un bon moment - pour ceux qui ne sombrent pas
dans la folie - avant que le cerveau puisse accepter leur réalité. En
toute honnêteté, je ne peux pas répondre à ta question. Je n'ai pas
encore compris exactement la nature des conduits, ni en quoi ils sont
reliés à mon problème.
- Votre problème?
-
C'est une longue histoire. Je suis - ou plutôt, j'étais - le Magicien
attitré de la cour de Bobignon. Le plus puissant dans tout le royaume!
ajouta-t-il avec une ironie douloureuse. Disons seulement que la reine
voulait un nouveau coffre de voyage. J'ai eu la brillante idée de lui en
offrir un qui possédât une capacité supplémentaire à son volume réel,
et...
- Volume réel? demandai-je, confus. Rien de ce
qu'il disait n'avait de sens pour moi, mais ma curiosité était plus
forte que tout et elle avait fini par reprendre le dessus sur les autres
sentiments qui déferlaient en moi et que je préférais entasser dans un
recoin obscur de mon esprit. J'avais mille et une questions que je
brûlais de lui poser et il m'était très difficile de l'écouter parler
sans lui demander des précisions.
- L'espace que tu
connais possède trois dimensions, mais il en existe un nombre
incalculable, bien au-delà de ce que nous pouvons imaginer. En ajoutant
certaines d'entre elles à un coffre, on peut en augmenter le volume
intérieur sans qu'il prenne plus de place dans les trois dimensions qui
nous sont familières. Mais une erreur s'est glissée dans mes formules et
j'ai... brisé quelque chose, conclut-il.
- Ne pouvez-pas réparer ce que vous avez brisé?
-
Pour cela, mon garçon, il faudrait que je sache exactement ce que j'ai
brisé. Mais je n'en ai pas la moindre idée, ajouta-t-il en faisant
apparaître une autre cigarette.
- Est-ce que je peux
retourner chez moi? demandai-je d'une toute petite voix, soudainement
incapable de contenir plus longtemps le désespoir qui m'accablait et qui
venait de reprendre le dessus sur ma curiosité. Est-ce qu'on pourrait
ôter les braises et vous pourriez m'aider à grimper dans votre cheminée?
-
Cela ne servirait à rien, gamin. Tout ce que je sais indubitablement,
c'est que le conduit que tu as emprunté est à sens unique. Il faudrait
que tu trouves un autre conduit qui retourne vers ta dimens... euh...
chez toi.