mardi 12 novembre 2019

12. Conserves

Couvert de sueur, il me fallut cesser de transférer mécaniquement les petites boites métalliques dans le chariot pour réfléchir quelque peu à ce que j'étais en train de faire. Mon esprit flottait dans une sorte de brume, non pas celle, nauséabonde et visqueuse, de Bobignon, mais plutôt un brouillard ouateux qui irradiait de mon bas-ventre jusqu'à rejoindre les extrémités de mon corps; une sensation de bien-être qui n'était pas non plus celle du tendre souvenir de ma mère, sensation qui demeurait pour l'instant indéchiffrable, et qui de plus se doublait, que dis-je, se triplait d'une sorte d'absence de volonté et d'un sentiment de satiété comme après un bon repas bien gras. Le jour se levait, enfin, ce qu'on pourrait convenir de nommer jour à Bobignon par pur désir d'avoir un quelconque repère temporel, une aube brunâtre et lourdasse, qui traînait le pas, comme refusant obstinément de laisser la place au jour à proprement parler.

Non seulement j'avais accepté d'aider Flatulie à quitter Bobignon, mais apparemment je m'occupais seul du chargement de centaines de conserves. Les étiquettes délavées laissaient deviner un âge vénérable, mais il me fut néanmoins loisible de les déchiffrer: pois chiches d'Escosse, haricots rouges de la réserve spéciale du prévôt royal de Sabotie, gourganes vulgariennes, flageolets françois et choucroutes macéroviennes composaient l'essentiel des provisions que je chargeais avec une sorte de béatitude obtuse, satisfait de cet humble labeur qui, à bien y penser, réduisait l'inimitable cartographe en devenir que j'étais à une pauvre bête de somme sans cervelle. Pourtant, je m'en contentais comme jamais auparavant je ne m'étais contenté d'une tâche. Tous mes soucis - Omblé, Prépulle, Gourmol, le multivers et les séries de tubes, le danger de mort qui collait à chacun de me pas à Bobignon, tout cela n'avait finalement qu'une importance somme toute minime.

Lorsque toutes les conserves se trouvèrent dans le chariot, je rentrai en sautillant et en sifflotant dans l'antre de Flatulie et ce fut le sourire désarmant et chargé de connivence de l'esthéticienne qui me permit de pénétrer dans mes souvenirs de l'heure qui avait précédé mon rude travail de manutention. Un flot polysensoriel d'odeurs, de chuchotements, de sensations inédites, de frissons, de glissements et de viscosités agréables me rappela alors, d'un seul coup et à ma grande surprise, l'expérience ineffable que j'avais partagée avec elle.

J'ai été contraint de m'absenter de la table de jeu pendant quelques minutes (ce que m'a fortement reproché le croupier à mon retour) pour répondre à l'appel brûlant du souvenir de la prodigalité charnelle de dame Flatulie, car je me sentais sur le point d'exploser. J'en ai perdu le fil de mes pensées, et, pendant une bonne heure, ma mémoire s'est tarie. À tout le moins, il est rassurant de constater que certaines de mes expériences furent agréables, et cela laisse présager une accalmie dans la mer houleuse de mon passé.

Quand je parvins à me rappeler la suite des choses, j'éprouvai une amère déception et une certaine nausée; après notre union, étendue à mes côtés, encore haletante et nue, Flatulie m'avait exposé la méthode en laquelle résidait notre seul espoir de quitter Bobignon vivants, puis elle m'avait envoyé charger le chariot avant que mon cerveau ne réussise à assimiler cette information, qui me laissa incapable de partager la couche d'une femme pendant de nombreuses années.

samedi 2 novembre 2019

11. L'antre de Flatulie

Bien que constitué de terre battue, le sol n'était nullement gluant. Je fus, à mon grand soulagement, en mesure de me relever sans m'arracher d'énièmes lanières d'épiderme et de vibrisses. Toutefois, j'étais un brin désorienté par l'aisance surprenante de mon mouvement, puisque, par habitude, j'avais donné un si grand coup pour m'arracher à la succion que j'en avais presque effectué un salto arrière. Il va sans dire que mon séjour dans cette ville maudite fut un facteur déterminant dans le développement de la forte musculature qui m'a si bien servi tout au long de ma vie tumultueuse, et qui m'a probablement permis de rejoindre la rive suite au naufrage, malgré l'épuisement et un état semi-comateux.

Je me souviens si nettement encore de la terreur dans laquelle me plongerait, des années plus tard, la boutique de cette esthéticienne rescapée de Bobignon, qui avait eu la terrible idée d'emmener avec elle un échantillon de la substance visqueuse qui recouvrait tout, et qui fit fureur pour l'épilation des gentes dames de l'aristocratie sabotienne, jusqu'à ce que les autorités parviennent à associer une série de décès inexplicables (doublés d'une puanteur immonde) à une visite récente chez la travailleuse du beau. Il m'arrive encore parfois de me réveiller d'un cauchemar où toute la Sabotie est poisseuse, envahie par la substance qui se reproduisait d'elle-même et semblait de surcroît posséder une certaine forme rudimentaire de conscience, avant de se répandre jusqu'à recouvrir le monde entier et à l'étouffer sous l'atroce linceuil de sa putrescence gommeuse et inexorable. Rien de tel ne survint, mais on ne retrouva jamais l'esthéticienne, ni la substance, ce qui me fait encore à ce jour redouter de grands malheurs. Pire encore, le fait qu'une personne d'une telle inconséquence connaisse le secret des tubes mettait, et continue de mettre en péril le multivers tout entier. Qu'arriverait-il si, par inadvertance, un peu de substance s'échappait alors que l'esthéticienne était en transit dans les tubes? Je n'ose imaginer l'odieuse étendue des dégâts...

Il me fallut donc quelques instants pour retrouver mes repères. La pièce dans laquelle je me trouvais était carrée et basse de plafond. Il y régnait une chaleur réconfortante qui m'enveloppa tendrement tout en chassant l'humidité crasseuse de Bobignon. J'éprouvai alors un sentiment d'amour filial comme jamais auparavant avec Omblé, et un fugace souvenir de ma mère disparue se faufila dans le théâtre de mon esprit délabré: une créature d'une beauté irréelle et chaleureuse à souhait me souriait en me drapant d'une épaisse couverture et en me professant des mots doux. Je m'abandonnai totalement à ce souvenir dans un souvenir et je perdis totalement la notion du temps, si bien que je m'éveillai à même la moquette, pour apercevoir un garde de sécurité penché au-dessus de moi qui me reprochait mon absence prolongée à la table de jeu. Ce fut ma première expérience, ma foi assez dérangeante, avec les périls de la récursivité, surtout quand on se trouve dans un casino.


23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...