dimanche 2 juin 2019

9. Départ

Gourmol reprit peu à peu du poil de la bête au cours des semaines qui suivirent. Je devais néanmoins être sur le qui-vive et me tenir sans cesse prêt à intervenir. Dès que la paupière de son oeil gauche était prise de spasmes et qu'il se mettait à émettre un son semblable à celui d'un éternuement retenu, ou qu'il relâchait un certain type de vesse, je savais sur-le-champ qu'il s'agisssait des prémices d'une potentielle crise hilaritique. Je m'empressais donc de lui lancer à la figure le premier objet qui me tombait sous la main. Je faillis lui fendre le crâne, la fois où je lui balançai un fer à repasser en fonte, mais au moins il ne se mit pas à rire. Le plus absurde dans cette scène était le fer à repasser lui-même. Gourmol était de nature échevelée. Son esprit était aussi froissé que ses vêtements. Il m'était tout à fait impossible de me l'imaginer en train de repasser quoi que ce soit, alors je ne pouvais pas comprendre pourquoi il possédait un tel objet. Je n'osais pas lui poser la question, car le sujet était aussi sensible que la portion de son scalp que mon intervention salutaire lui avait arrachée.

Pourtant, il fallait que j'obtinsse réponse à la question qui me taraudait. Pourquoi serait-il impossible de cartographier les tubes et le multivers? Un indigène, confiné à son minuscule village toute sa vie, n'aurait-il pas l'impression que toute tentative de cartographier le monde relevât de la folie? Il regarderait la forêt alpestre de Sabotie, et elle lui semblerait sans limites. Il contemplerait l'étendue des plaines macéroviennes et les déclarerait infinies. Et que dire d'un sauvage n'ayant jamais posé le regard sur l'immensité à prime abord incommensurable des mers du monde? Toutefois, malgré l'apparente vastitude de tout lieu à l'échelle humaine, l'oeil exercé du cartographe que je savais déjà être parvenait à englober conceptuellement les distances, aussi grandes fussent-elles, et à les comprimer pour qu'elles lui soient subordonnées. Malgré ma jeunesse et l'inévitable naïveté qui en est si souvent caractéristique, je formai, durant les semaines passées auprès de Gourmol, le projet de cartographier le réseau de tubes qui reliait les dimensions du multivers. Je serais le plus grand cartographe de tous les temps!

Il me fallut user d'infinies précautions pour aborder à nouveau le sujet avec Gourmol. Il me tolérait, toujours à mi-chemin entre la colère et l'hilarité, mais je sentais que ma présence lui devenait plus inconvenante chaque jour. Il me devait la vie, sauf que cette dette était plus qu'effacée vu que j'étais en même temps la cause du danger mortel qui pesait sur lui. Toutefois, il n'était pas un homme cruel, et il voyait bien que mon projet, aussi fatalement farfelu lui semblât-il, me tenait à coeur. Par ailleurs, je n'étais qu'un enfant. Je comprenais qu'il ne pouvait pas se résigner à me mettre à la porte. Je me préparai donc, avec tout le courage dont j'étais capable du haut de mon jeune âge, à le quitter. Je débutai en lui présentant un croquis tout simple: le lien qui reliait Gobières à Bobignon, à travers le puits de la maison de mon père jusqu'à la cheminée du magicien. Je m'étais armé d'un tisonnier ardent, que je dus employer plusieurs douzaines de fois durant ma courte présentation. Une odeur écoeurante de poil brûlé planait dans sa maison quand nous nous souhaitâmes au revoir.

D'après Gourmol, sa cheminée était un port multiplexeur à sens unique, ce qui voulait dire que plusieurs tubes débouchaient chez lui (j'en avais eu amplement la preuve durant mon séjour, car une bonne dizaine de créatures toutes plus étranges les unes que les autres étaient arrivées par sa cheminée au fil des semaines), mais, en revanche, cela signifiait aussi qu'il était impossible de l'emprunter en sens inverse pour retrouver n'importe lequel des points d'origine. Il me faudrait trouver d'autres orifices, à Bobignon ou ailleurs. Je préparai un baluchon et je fis mes adieux à Gourmol. Je m'étais attaché au bizarre magicien et je lui vouais une affection filiale fort différente du rapport que j'entretenais avec Omblé, qui tenait déjà plus de la compétition que de la paternité. Je souhaitai à Gourmol de tout mon coeur qu'il réussît à réparer les torts qu'il avait causés au multivers et libérât Bobignon de l'infect nuage qui l'écrasait. 

Nusse me suivit. Tout en le grattant derrière l'oreille, je lui indiquai amicalement qu'il devait retourner auprès de son maître, mais il redoubla de câlins et de ronronnements. Gourmol sourit tristement et me dit de profiter de la compagnie du chat, qui pourrait s'avérer fort utile. Il n'y pouvait rien. Nusse avait son propre petit esprit de chat, et il ferait comme bon lui semblait de toute manière. Je ne me doutais pas à cet instant de ce qu'il en était vraiment. J'étais seulement rassuré d'avoir un compagnon. Après tout, je n'étais qu'un gamin et je m'élançais dans un monde inconnu, à demi brisé par un sort manqué de Gourmol, à la recherche d'orifices. J'éprouvais un mélange d'appréhension et d'euphorie face au projet que j'entamais, mais je savais que je n'avais pas le choix. Cartographier était la fibre même de mon être, et j'amorçais le plus grand et le plus ambiteux programme de cartographie jamais conçu.

2 commentaires:

  1. Gourmol reprit peu à peu du poil de la bête au cours des semaines qui suivirent. Telle une petite usine qui reprenait ses fonctions après une interruption de service, la quantité de fumée qui s’échappait de Gourmol croissait au fur et à mesure que son état s’améliorait. Je devais néanmoins être sur le qui-vive et toujours me tenir prêt à intervenir. Dès que j’apercevais un frémissement de sa paupière gauche accompagné d’un plissement de son nez et d’un son semblable à celui d'un éternuement retenu, ou que j’entendais retentir un certain type de vesse, je savais immédiatement qu'il s'agissait des prémices d'une potentielle crise hilaritique. J’empoignais donc le premier objet qui me tombait sous la main et j’accourais pour le lui lancer à la figure. Je faillis lui fendre le crâne, la fois où je lui balançai un fer à repasser en fonte, mais au moins aucune euphorie ne se déclara. Que diable faisait cet objet dans sa demeure de toute façon? L’esprit de Gourmol était aussi froissé que son front et que ses vêtements, et j’avais peine à l’imaginer en train de repasser quoi que ce soit. Je n'osai pas lui poser la question, car le sujet devint aussi sensible que la portion de son scalp que mon intervention salutaire lui avait arrachée.

    Toutefois, il fallait que j'obtinsse réponse à l’autre question qui me taraudait. Pourquoi serait-il impossible de cartographier les tubes et le multivers? Un paysan, confiné à son minuscule village toute sa vie, n'aurait-il pas l'impression que toute tentative de cartographier le monde relevât de la folie? On lui parlerait de la forêt alpestre de Sabotie, et elle lui semblerait sans limites. Il imaginerait les plaines macéroviennes tout bonnement infinies. La ligne d’horizon elle-même présagerait d’une frontière insurmontable au-delà de laquelle un monde inconnaissable se déploierait. Et que dire de l'immensité à prime abord incommensurable des mers du monde? Toutefois, malgré l'apparente vastitude de tout lieu à l'échelle humaine, l'oeil exercé du cartographe que je savais déjà être parvenait à englober conceptuellement les distances, aussi grandes fussent-elles, et à les exprimer d’une manière accessible à l’entendement de tout un chacun. Dans ma naïve et ambitieuse détermination, si caractéristique de mon jeune âge, je formai, durant les semaines passées auprès de Gourmol, le projet de cartographier le réseau de tubes qui reliait les dimensions du multivers. Je serais le plus grand cartographe de tous les temps!

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  2. Je réfléchis à un plan afin de pouvoir aborder à nouveau le sujet avec Gourmol. Je ne pouvais évidemment pas le bâillonner. Ce n’était pas le genre de chose qu’on faisait à son hôte, d’autant plus que je sentais que ma présence lui devenait un peu plus inconvenante à chaque jour qui passait. À force de recevoir des objets à la figure, son humeur passait de plus en plus rapidement de l’amusement à la colère, dès que je faisais mine de vouloir saisir un objet. Je conçus donc une espèce de catapulte que je cachai derrière le coin d’une bibliothèque. Lorsque je fus prêt, je prétendis avoir de la difficulté à déchiffrer le titre d’un ouvrage et je lui demandai de venir le voir avec moi. Dès qu’il arriva dans la portée de tir de la catapulte, je constatai l’effet escompté. Une colère monta en lui, mais, cette fois-ci, elle était dirigée vers un objet inanimé et non vers moi. Je saisis donc ce moment pour lui présenter mon premier croquis tout simple: le lien qui reliait Gobières à Bobignon, à travers le puits de la maison de mon père jusqu'à la cheminée du magicien. Je vis tous les signes précurseurs d’un ricanement fatidique, mais ils se trouvaient comme court-circuités par la menace constante de la catapulte armée et prête à tirer. J’avais également pris la précaution de me doter d’un tisonnier ardent, que je dus tout de même employer plusieurs douzaines de fois durant ma courte présentation, chaque fois qu’il semblait s’accoutumer à la présence de la catapulte.

    D'après Gourmol, sa cheminée était un port multiplexeur à sens unique, ce qui voulait dire que plusieurs tubes débouchaient chez lui. J'en avais eu amplement la preuve durant mon séjour, car une bonne dizaine de créatures toutes plus étranges les unes que les autres étaient arrivées par sa cheminée au fil des semaines, certaines s’étant aussitôt sauvées par l’issue la plus proche, d’autres ayant dûes être pourchassées et capturées, pour être libérées à l’extérieur. En revanche, cela signifiait aussi qu'il était impossible de l'emprunter ce tube en sens inverse pour retrouver n'importe lequel des points d'origine. Il me faudrait trouver d'autres orifices, à Bobignon ou ailleurs. Je préparai un baluchon et je fis mes adieux à Gourmol. Je m'étais attaché à ce bizarre magicien et je lui vouais une affection filiale fort différente du rapport que j'entretenais avec Omblé, mon père, qui tenait déjà plus de la compétition que de la paternité. Avant de traverser le pas de la porte, je souhaitai à Gourmol de tout mon coeur qu'il réussît à réparer les torts qu'il avait causés au multivers et libérât Bobignon de l'infect nuage qui l’empestait.

    Nusse me suivit dehors. Tout en le grattant derrière l'oreille, je lui indiquai amicalement qu'il devait retourner à l’intérieur, auprès de son maître, mais il redoubla de câlins et de ronronnements. Gourmol sourit tristement et me dit de profiter de la compagnie du félin, qui pourrait s'avérer fort utile. Il n'y pourrait rien. Nusse avait sa propre volonté de chat, et il ferait comme bon lui semblait de toute manière. Je ne me doutais pas à cet instant de ce qu'il en était vraiment de cet animal. J'étais seulement rassuré à l’idée d'avoir un compagnon de route dans ce monde inconnu et étrange. Après tout, je n'étais qu'un gamin et je m'élançais dans l’exploration formidable et inédite de cette contrée partiellement brisée par un sort raté de Gourmol, à la recherche d'orifices. J'éprouvais un mélange d'appréhension et d'euphorie face à cette entreprise, mais je savais que je n'avais pas le choix. Cartographier était la fibre même de mon être, et j'amorçais le plus colossal et le amphigourique programme de cartographie jamais élaboré.

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23. Le labyrinthe

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