lundi 11 mars 2019

8. Recherches

Je n'avais évidemment pas la moindre idée de ce que je venais d'énoncer, de l'énormité inconcevable de ce propos tenu par le pauvre gamin que j'étais, le propos d'un enfant innocent et égaré en un monde qui n'était pas le sien, au bord du désespoir. Ma passion, je le savais déjà avant de me retrouver dans cette désagréable posture que l'on nomme égarement, serait toute ma vie durant la cartographie. Mon esprit était ainsi fait, et rien ne changerait l'indubitabilité de cette ferveur. On conçoit donc aisément (et on me le pardonnera d'autant plus facilement) que je n'eusse pas pris la peine d'ornementer ma question de fioritures en apparence superflues, mais ô combien nécessaires pour préparer mon interlocuteur à la considérer avec probité, voire avec la moindre parcelle d'équanimité.

Évidemment, certaines leçons sont apprises à la dure; la vie est une rude maîtresse. Ce ne fut que trois semaines plus tard que Gourmol reprit connaissance, après l'accès incontrôlable de rire qui avait failli lui coûter la vie. J'étais demeuré à son chevet tout ce temps, car d'une part, je me sentais en bonne partie responsable du coma hilaritique qui l'affligeait, et d'autre part, il constituait fort probablement mon seul espoir de retrouver un jour une voie vers mon monde. Il avait beaucoup maigri durant sa longue convalescence. Puis, un soir que je le veillais, avant même qu'il n'ouvrît les yeux, je vis les doigts de se main gauche se crisper en un geste qui m'était fort familier. Une cigarette apparut et il la porta à ses lèvres, en tira une longue bouffée - qui devint même à un certain point obscène - puis il en fuma une deuxième, une troisième, enfin, après avoir fumé une bonne douzaine de cigarettes, il ouvrit enfin les yeux et me regarda d'un air ébahi. Avant de repartir à rire; mais j'avais prévu le coup. Je le piquai avec un tison et la douleur, suivie de la colère, suffirent à lui permettre de garder contenance. Je ne savais que trop bien que son corps ne serait pas apte à supporter une autre crise hilaritique.

La prochaine action de Gourmol le Magicien fut d'émettre une longue flatulence sonore et malodorante. Le plus intéressant, c'est que tout l'épisode, que je m'efforçais de replacer dans ma mémoire après une soirée ennuyeuse au casino, m'est revenu en bloc du moment que je me suis souvenu de l'odeur fétide qui avait symbolisé le retour à la vie du vieil homme et la renaissance de mon espoir. Cela fait plusieurs heures que je retourne cette idée dans ma tête en jouant distraitement à la roulette. Les odeurs semblent jouer un rôle clé dans ma remmémoration, et il est tout à fait singulier que le casino, ce lieu étrange où je suis, il faut l'admettre, emprisonné depuis le naufrage, n'en comporte aucune, excepté ce bref instant où je croyais avoir décelé l'émanation toxique de Prépulle. Avant et depuis, rien de rien.

N'est-il pas étrange pour l'amnésique que je suis, qui reconstruit sa mémoire à l'aide de souvenirs d'effluves, de se trouver en un endroit qui en est dépourvu? Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Je ne peux me résigner à croire qu'il s'agisse d'une simple coïncidence. Tente-t-on sciemment d'empêcher que je me rappelle ma vie? Aurais-je la moindre chance de rebâtir ces bribes de mon existence si toutes ces puanteurs ne l'avaient autant dominée? Ici, même la nourriture ne dégage aucun parfum. Elle est certes salée ou sucrée, mais ce n'est qu'en mangeant mon dernier repas que je me suis rendu compte de ce fait accablant. Ou encore, se pourrait-il que, lors du naufrage, mon odorat ait été détruit ou irrémédiablement endommagé, et que cela empêche ma mémoire de fonctionner convenablement?

23. Le labyrinthe

Le design de la ville de San Sabotio est d'une telle étrangeté qu'il me fallut plusieurs semaines pour m'y déplacer sans me perd...